Bien qu’octogénaire, Ahmed Nejib Chebbi ne manque ni d’énergie ni de pugnacité. Son âge avancé ne semble nullement l’empêcher de poursuivre obstinément une carrière politique, fût-elle parsemée d’échecs plus retentissants les uns que les autres. S’il y a en Tunisie un homme qui a passé plus de 60 ans de sa vie à mener des combats politiques sans nombre, sans en remporter aucun, c’est bien Ahmed Nejib Chebbi.
De son engagement avec le « Baath » de Michel Aflak, à sa reconversion au « combat pour la démocratie », en passant par l’extrême gauche « marxiste-léniniste » dont il dirigeait, depuis Paris dans les années 1970, le groupuscule « le Travailleur Tunisien » (Al 3amel Attounsi), Nejib Chebbi se singularise par une vie politique entièrement libérée des scrupules qu’impose un minimum de fidélité aux principes.
Les échecs politiques accumulés sont attestés par le nombre exceptionnellement élevé de partis auxquels il a adhéré ou qu’il a créés : « Parti Baath » et « Perspectives » dans les années 1960 ; « Le Travailleur Tunisien » dans les années 1970 ; « Le Rassemblement Socialiste Progressiste » dans les années 1980 ; « Le Parti Démocrate Progressiste » dans les années 2000 ; « Al Joumhouri » en 2012 ; Le « Mouvement démocrate » en 2017 ; Le « parti Amal » (L’espoir) en 2020. Sans parler de son activisme dans « Le Comité du 18 octobre » en 2005 et dans l’actuel « Front de Salut National« , l’un et l’autre, à une vingtaine d’années d’intervalle, ont pour colonne vertébrale le Mouvement islamiste de Rached Ghannouchi.
Dans ce long cheminement de versatilité politique, la seule constance pour ainsi dire qui dure depuis près de vingt ans est l’accointance assidue de M. Ahmed Nejib Chebbi avec l’islam politique tunisien. Une accointance que confirme l’intéressé lui-même dans cette déclaration faite il y a quelque deux décennies Ainsi, il déclarait : « Jusqu’en 2003, disait-il, j’étais opposé à un rapprochement avec les islamistes ; même si je militais pour l’élargissement de leurs prisonniers. Ensuite, j’ai cru déceler dans leur doctrine et dans les déclarations de leurs dirigeants une évolution en faveur de la démocratie. Nous avons fait notre aggiornamento idéologique en renonçant aux vieilles lunes marxistes et collectivistes dix ans avant la chute du mur de Berlin. On peut aider les islamistes à faire le leur. Si nous y arrivons, ce serait un premier pas vers leur intégration dans le jeu démocratique. »
Cette conviction que « les islamistes évoluent vers la démocratie », M. Ahmed Nejib Chebbi l’a sans doute acquise en 2004, lors de sa première rencontre avec Rached Ghannouchi à Londres. Elle s’est sûrement renforcée après sa deuxième rencontre avec le même Ghannouchi lors d’un pèlerinage à la Mecque en 2005. Et on peut se demander si cette conviction n’a pas évolué carrément en article de foi après les quelques semaines passées aux Etats-Unis en 2006 sur invitation de l’American Enterprise Institute, un Think-tank néoconservateur.
Nul besoin de rappeler ici que la grande trouvaille idéologique de « l’anarchie créatrice » pondue par ce Think-tank est derrière les malheurs qui minent le monde arabe depuis le début de ce siècle, c’est-à-dire depuis l’invasion destructrice de l’Irak en mars 2003. Et c’est à l’invitation d’un tel organisme que M. Chebbi a cru devoir répondre.
Nul besoin de rappeler aussi que 2006, l’année où il fut invité par l’American Enterprise Institute, était celle où la violence destructrice générée par l’occupation américaine avait atteint des sommets. L’année aussi où Saddam Hussein, le chef du parti Baath, fut pendu. Ce même parti où le jeune Ahmed Nejib Chebbi fit ses premiers pas en politique…
Aujourd’hui, au soir de sa vie, Ahmed Nejib Chebbi a peur pour la Tunisie et pour son peuple du « putsch » perpétré par Kaïs Saïed. Il déplore notre passage de la démocratie que nous assurait le règne décennal des islamistes à la dictature que nous impose le règne biennal de Kaïs Saïed.
Celui-ci n’est peut-être pas l’homme qu’il faut à la place qu’il faut au moment qu’il faut. Mais, à moins d’être malhonnête et de mauvaise foi, on ne peut lui faire assumer la responsabilité d’une situation résultant essentiellement de la gestion ruineuse du pays à laquelle se sont adonnés furieusement les amis islamistes de M. Chebbi durant la décennie noire.
A chacune de ses sorties, il s’égosille, s’époumone et vocifère contre la dictature. En exigeant le retour immédiat à la légalité démocratique. A chacune de ses apparitions dans les rues de la capitale, entouré tout au plus de quelques centaines de personnes, il nous assure que le peuple est prêt à déloger « les dictateurs » et à remettre en place « les démocrates » évincés un certain 25 juillet.
Sauf que « les démocrates » que défend bec et ongles Ahmed Nejib Chebbi sont ceux-là même qui se sont opposés très démocratiquement à l’UGTT le 4 décembre 2012; qui se sont comportés très démocratiquement avec Chokri Belaïd, Mohammed Brahmi et Lotfi Nagdh; qui ont aveuglé très démocratiquement les jeunes de Siliana par des tirs à la chevrotine; qui ont ouvert très démocratiquement les portes du pays au terrorisme; qui ont envoyé très démocratiquement des milliers de jeunes en Syrie, en Irak, en Libye et ailleurs pour égorger des gens qu’ils ne connaissent ni d’Eve ni d’Adam; qui ont très démocratiquement fait main basse sur la justice et la liste est très longue.
Le problème est que la conviction que « les islamistes évoluent vers la démocratie » qu’entretient depuis 20 ans M. Chebbi est inébranlable. Si inébranlable qu’il n’a aucun scrupule à prendre pour des broutilles tous les malheurs subis par le peuple tunisien durant la décennie noire du règne islamiste.
En 2004, M. Ahmed Nejib souhaitait pouvoir « intégrer les islamistes dans le jeu démocratique ». Vingt ans plus tard, Rached Ghannouchi peut s’enorgueillir, à juste titre, d’avoir réussi amplement à intégrer son vieil allié dans « le jeu islamiste ».