Le Décret-loi n° 2022-54 du 13 septembre 2022, relatif à la lutte contre les infractions se rapportant aux systèmes d’information et de communication, est censé protéger les individus contre les dérives perpétrées sur la Toile. Or, il s’avère être une épée de Damoclès sur toute voix discordante. La comparution de l’avocat Ayachi Hammami devant la justice en est la parfaite illustration.
A quelque chose malheur est bon. C’est certainement la première fois depuis l’indépendance que les deux ailes de la Justice, le barreau et la magistrature, se réunissent sous la même bannière devant Tribunal de première instance de Tunis. Et ce, pour réclamer d’une seule voix le retrait du scélérat décret-loi n° 54. Lequel est perçu, à juste titre, par presque l’ensemble du microcosme politique comme un texte qui reflète la volonté du pouvoir en place de museler les voix dissidentes pour les empêcher de s’exprimer en toute liberté. Le seul et unique acquis de la Révolution de 2010.
En effet, cette unité inédite entre les avocats et les magistrats s’est exprimée hier mardi 10 janvier à Beb Bnet à l’occasion de la comparution devant le juge d’instruction du Tribunal de première instance de Tunis de Ayachi Hammami. Un militant de gauche de tous les combats pour les libertés, avocat de son état, ancien ministre dans le gouvernement d’Elyes Fakhfakh et coordinateur du comité de défense des magistrats révoqués. Et ce, en vertu de l’article 24 dudit décret-loi.
Accusation ou simple critique?
Et que reproche la Justice à cet homme, qui, ironie de l’histoire était chargé du ministère des Droits de l’homme et de la Relation avec les instances constitutionnelles et la Société civile?
D’avoir utilisé « délibérément » les réseaux sociaux « pour répandre de fausses informations », en lien avec une déclaration dans laquelle il a accusé la ministre de la Justice « d’avoir renvoyé les juges répudiés par Kaïs Saïed au pôle antiterroriste » et d’avoir par conséquent « tenté de nuire à la sécurité publique ».
En effet, lors de son intervention le 29 décembre 2022 sur les ondes de Shems FM, l’avocat à la cour de Cassation connu pour son opposition à la dictature sous l’ancien régime avait imputé à la ministre de la Justice, Leila Jaffell la responsabilité d’avoir qualifié de « second carnage » perpétré à l’encontre des 57 juges que Kaïs Saïed avait révoqués entre autres pour « corruption ».
Il aura également accusé la ministre d’avoir refusé d’appliquer la décision du Tribunal administratif de Tunis. Lequel avait blanchi 49 d’entre eux, s’entêtant de ne pas les réintégrer par-dessus le marché. Une garde des Sceaux qui fait un pied de nez au Tribunal administratif? On se pince pour y croire!
« Personnellement, je considère que la position de la ministre de ne pas se soumettre à une décision de la justice est une sorte de corruption. Parallèlement, elle continue de verser les salaires aux magistrats accusés de corruption. Ce qui constitue une dilapidation de l’argent public. Comment expliquer toutes ces contradictions? Ainsi, s’étonnait-il lors de son interview dans Midi Show mardi 3 janvier.
Et de s’étonner de la célérité du temps judiciaire : « Ma déclaration date du 29 décembre. Le 30 du même mois, la procédure franchit toutes les étapes en une journée. Et, le lendemain du Nouvel An, on me signifie ma convocation pour le 10 janvier. Du jamais vu », ironisa l’intéressé. Ajoutant, prophétique, « ce qui peut atteindre nos ennemis aujourd’hui peut nous toucher demain ».
Un scélérat Décret-loi
Et la sentence tomba comme un couperet. Suite à la plainte déposée à son encontre par la ministre de la Justice, Leïla Jaffel, Ayachi Hammami comparait devant la Justice en vertu du décret 54. Lequel punit de 10 ans d’emprisonnement et de 100 000 dinars d’amende quiconque utilise « les systèmes d’information en vue de publier ou de diffuser des nouvelles ou des documents faux ou falsifiés, ou des informations contenant des données à caractère personnel, ou des données infondées visant à diffamer les autres, à porter atteinte à leur réputation, à leur nuire financièrement ou moralement, à inciter à des agressions contre eux ou à inciter à tenir des discours de haine ».
Un texte qui, en apparence semble protéger l’honneur et la réputation du citoyen lambda contre les fausses rumeurs, les insultes, les propos haineux perpétrés sur les réseaux sociaux. Le malheur c’est que critiquer publiquement une personnalité publique, un membre du gouvernement à titre d’exemple, est passible de tomber sous la coupe de ce fameux décret-loi, menaçant gravement ainsi un droit fondamental : la liberté d’expression.
Un texte « vague et arbitraire »
Pour rappel, l’organisation « I Watch » estime que le décret-loi n°54 établit « une forme de contrôle et d’autocensure » qui touche « aux droits universels garantis par les traités internationaux tels que le droit au respect de la vie privée et la liberté d’expression ».
De plus, sur le plan juridique, fait observer l’ONG, les crimes relatifs aux systèmes d’information mentionnés dans le décret-loi en question d’une manière « vague et arbitraire », sont en contradiction avec les principes de la loi pénale qui exige que l’infraction prohibée soit définie, par le législateur, « de façon claire et exacte ». Notant au passage que le texte du décret-loi « n’établit pas clairement les critères auxquels il faut se référer pour déterminer s’il s’agit d’une fausse information ».
La même source exprime enfin ses craintes que ce décret-loi cause la dégradation du classement de la Tunisie dans le baromètre de la liberté de la presse de Reporters sans frontière (RSF). Sachant que la Tunisie a perdu, en 2022, 21 places au classement pour occuper le 94ème rang après avoir été classée 73ème en 2021. Et ce n’est qu’un début!