Dans son livre ‘’The Doomsday Machine’’ (La machine apocalyptique), paru en décembre 2017 aux Etats-Unis, Daniel Ellsberg écrit : « Dans les années soixante, le plan de guerre nucléaire des États-Unis prévoyait une attaque simultanée contre l’URSS et la Chine qui entraînerait 600 millions de morts, soit 100 Holocaustes. Ce plan devrait être appliqué même si la Chine n’avait pas directement attaqué les États-Unis. L’URSS et la Chine étaient les méchants communistes qui devaient être éliminés ensemble dans une guerre nucléaire générale. Lors de la présentation de ce plan, un seul parmi les présents a exprimé son opposition : le général de la Marine David M. Shoup. »
Quand les scientifiques eurent vent de ce plan, ils corrigèrent le nombre de morts qu’entrainerait une telle guerre apocalyptique. Selon eux, les morts se compteraient en milliards, car l’hiver nucléaire, en détruisant les récoltes et en rendant impossible toute activité agricole, entrainerait forcément la famine à l’échelle planétaire.
Il faut préciser ici que le plan américain de guerre nucléaire contre les deux anciennes puissances communistes fut mis au point juste 15 ans après le premier usage de l’arme nucléaire contre Hiroshima et Nagasaki. Et 30 ans après que les scientifiques ont averti que l’utilisation de telles armes engendrerait de milliards de morts et menacerait la vie sur Terre, l’ancien président américain et lauréat du Nobel de la Paix prit la décision de « moderniser l’arsenal nucléaire » américain pour la bagatelle d’un trillion de dollars…
Dans son livre, Daniel Ellsberg cite Nietzsche pour qui « la folie parmi les individus est rare, mais elle est très répandue au niveau des Etats et de leurs bureaucraties ». L’assertion du philosophe allemand se trouve largement confirmée par l’histoire particulièrement sanglante du dernier siècle et des deux dernières décennies. Elle est confirmée chaque jour que Dieu fait par ce qui se passe en Ukraine depuis le coup d’état de 2014 jusqu’à aujourd’hui.
Le plan de guerre nucléaire contre l’Union soviétique et la Chine dont parlait Daniel Ellsberg avait pour fondement l’anticommunisme pathologique qui sévissait aux Etats-Unis et que résumait la devise bien américaine : « If you are red, you are dead » (Si tu es communiste, tu es mort).
Mais la chute de l’Union soviétique et l’abandon par la Chine de l’idéologie communiste et son engagement exclusif dans l’entreprise de développement économique et social n’ont eu aucun effet sur la haine tenace que nourrit depuis de longues décennies l’Etat fédéral américain et ses bureaucraties civile et militaire contre les Russes et les Chinois.
La détermination des décideurs américains à mettre à genoux la Russie de Poutine et la Chine de XI Jinping n’a rien à envier à celle de leurs prédécesseurs à détruire la Russie de Staline et la Chine de Mao Zedong. Sauf qu’il y a 60 ans, il y a eu quelques sages à Washington comme Dwight Eisenhower et John Kennedy qui ont aidé à éloigner le spectre de la guerre nucléaire. Mais aujourd’hui, le pouvoir à Washington est entre les mains de fous dans le sens nietzschéen du terme qui refusent les mains tendues de Moscou et de Pékin et œuvrent à l’affaiblissement sinon à la destruction de la Russie et de la Chine.
Le processus a commencé en 2014 avec le coup d’état de la CIA et du département d’Etat contre le président ukrainien Viktor Ianoukovytch, démocratiquement élu. Les deux personnalités européennes, l’Allemande Angela Merkel et le Français François Hollande, les garants des accords de Minsk de 2015, viennent de reconnaitre publiquement que « ces accords ne visaient pas la paix, mais avaient pour but de faire gagner du temps à l’Ukraine, le temps de construire une armée, de l’équiper et de l’entrainer… »
Le reste n’était qu’une question de temps. Le temps que la Russie se rende compte du « complot » que Washington et Bruxelles tramaient contre elle en préparant l’Ukraine comme chair à canon pour l’affaiblir, la mettre à genoux et, si possible, la dépecer.
De sorte que, le 24 février 2022, quand Poutine décida d’entrer dans le Donbass pour arrêter le massacre dont étaient victimes les populations russophones, il trouva une armée ukrainienne solide, capable de lui résister et qui n’a ni des problèmes d’argent, ni des difficultés d’approvisionnement en armes et en munitions.
Commentant les révélations « choquantes » de l’ancienne chancelière allemande et de l’ancien président français, Vladimir Poutine a reconnu indirectement sa naïveté en regrettant la confiance qu’il a accordée aux garants occidentaux des accords de Minsk. Il a sans doute regretté aussi de ne pas avoir suivi les conseils de certains de ses conseillers qui le suppliaient en 2014 de ne pas se contenter de l’annexion de la Crimée, mais d’annexer aussi dans la foulée le Donbass…
Difficile à dire si on doit en rire ou en pleurer, mais le scénario machiavélique ukrainien est en train de se répéter en Extrême-Orient contre la Chine par les mêmes décideurs politiques et militaires qui règnent à Washington. Mais si « le scénario ukrainien » fut préparé secrètement en mettant à profit « la naïveté » de Poutine, « le scénario taïwanais » est en cours de préparation ouvertement dans le mépris le plus total des mises en garde de Pékin.
Pire encore, ceux qui s’activent à tendre le piège taïwanais dans l’espoir qu’il se referme sur le géant chinois semblent si contents de leur travail qu’ils n’ont pas hésité à le crier sur les toits.
Dans son édition du 8 janvier, le Financial Times rapporte ces propos du lieutenant général américain, James Bierman, commandant des corps de Marines au Japon : « Les États-Unis et leurs alliés sont en train de reproduire le travail de base qui a permis aux pays occidentaux de soutenir la résistance de l’Ukraine à la Russie en se préparant à des scénarios tels qu’une invasion chinoise de Taïwan. »
L’officier américain se fait plus explicite encore : « « Comment avons-nous réussi en Ukraine ? C’est grâce en grande partie au fait qu’après l’agression russe en 2014 et 2015, nous nous sommes sérieusement préparés au futur conflit : formation pour les Ukrainiens, pré-positionnement des fournitures d’armements, identification des sites à partir desquels nous pourrions soutenir les opérations. Nous appelons cela la mise en place du théâtre d’opérations. Et nous sommes en train d’installer le même théâtre au Japon, aux Philippines et dans d’autres endroits. »
Le lieutenant-général américain, James Bierman, n’est pas en train de bluffer. Ses déclarations au Financial Times traduisent ce que les Etats-Unis et leurs alliés préparent de fait pour ce qu’ils considèrent comme « l’inévitable confrontation avec la Chine ». La visite mercredi 11 janvier des ministres japonais des Affaires étrangères et de la Défense à Washington s’inscrit dans ce cadre. Il en est de même du plan américain relatif à la construction de cinq nouvelles installations militaires aux Philippines où seront entreposés armements et équipements militaires. Sans parler des installations militaires et des dizaines de milliers de soldats qui campent depuis 70 ans en Corée du sud.
Le scénario ukrainien avec pour cible la Russie est donc en train d’être répliqué en Extrême-Orient avec pour cible la Chine. Dans ce scénario, la pièce maitresse sur laquelle compte Washington est évidemment le Japon qui est vivement remercié par son grand allié pour avoir pris la décision de doubler son budget militaire. Le Japon s’allie corps et âme avec la puissance qui avait tué dans des souffrances atroces des centaines de milliers de ses citoyens à Hiroshima et Nagasaki. Le même Japon se prépare à la confrontation avec la puissance chinoise dont il avait occupé une partie du territoire (la Mandchourie) pendant 14 ans (1931-1945) et tué et torturé des dizaines de milliers de ses citoyens. Sans parler de « la lourde dette culturelle » qu’il doit à l’Empire du Milieu.
Oui, encore une fois, Nietzsche avait raison. La folie parmi les individus est rare, mais elle est très répandue au niveau des Etats et de leurs bureaucraties.