Aujourd’hui, l’échiquier mondial évolue à grande vitesse. D’où notre interrogation quelle est donc la position de la Tunisie face à cette spirale de géopolitique. Sami Jallouli Juriste senior, politologue et consultant en image politique dresse un état des lieux aussi bien sur le plan national qu’international. Interview:
Le monde d’aujourd’hui évolue à grande vitesse entre la guerre entre l’Ukraine et la Russie, l’inflation en hausse dans plusieurs pays dont la Tunisie, et l’impact de la pandémie, nous laissent dresser un tableau sombre. Croyez-vous que les choses évoluent dans la bonne direction?
Sami Jallouli: La plupart des indicateurs économiques et socio-politiques vont dans le sens d’un ralentissement de l’activité économique, non seulement en Tunisie, mais dans le monde entier.
Le monde subit des changements que l’on peut qualifier de radicaux. En outre, ces changements peuvent ne pas être visibles pour certains, mais ils sont très rapides, et on peut même dire qu’ils ont un impact dévastateur.
Sami Jallouli: « Un nouvel ordre mondial est sur le point de prendre sa forme »
Un nouvel ordre mondial est sur le point de prendre sa forme, réunissant la Russie, la Chine, l’Inde. Le Brésil pourrait les rejoindre après le retour du président Lula da Silva au pouvoir.
Ce groupe fondateur a rassemblé autour de lui certains pays – dans le plus grand calme – comme l’Arabie Saoudite, qui peut être considérée comme l’une des forces émergentes dans la région du Moyen-Orient, qui possède une manne financière colossale, vise à construire des projets pharaoniques et cherche à jouer un rôle politique puissant et doux, suivie et soutenue par certains pays comme la Turquie et l’Égypte.
De l’autre côté et essentiellement en Afrique, le Maroc est en train de conclure de nouvelles et fortes alliances, profitant de ses activités et investissements économiques et son influence politique en Afrique sub-saharienne.
Vous pouvez me demander si la Tunisie occupe une place dans toutes ces mutations ?
La Tunisie est totalement absente à un moment où elle aurait pu être un nouveau partenaire, voire un hub régional. Sa position géographique, son histoire et ses ressources humaines lui permettent d’occuper une place privilégiée. Au lieu de mener la vraie bataille, celle de développement, nous avons déployé tous nos efforts dans des batailles sans valeurs ou réelles efficacités. La société est fatiguée par les faux débats sur l’identité, par la guerre des clans et factions politiques et par l’absence d’une stratégie capable d’identifier correctement les priorités…
Aujourd’hui, nous vivons dans la grande illusion sur tous les plans, victimes de nos fausses idées.
Pour le cas de la Tunisie, comment cela va évoluer concrètement, selon vous?
La Tunisie, un pays dont l’économie est semi-fermée, fragile et arriérée, souffre de complexités et de lenteurs administratives, et est sous l’influence du pouvoir d’un réseau de lobby sectoriel, qui imprègne les différents organes de l’Etat et qui fait la main basse sur tous les secteurs productifs du pays, empêchant toute rénovation, partage ou participation en dehors de son cercle.
Nous devons mettre l’accent sur l’orientation actuelle de l’Etat qui est dépourvue de tout programme futur. Nous enregistrons, une absence quasi-totale de tout mécanisme ou modèle de planification.
Au sommet, le pouvoir est presque paralysé, sans boussole et embourbé dans des problèmes imaginaires. Des problèmes qui auraient pu être facilement évités.
Mais cela, signifie-t-il que la Tunisie est un pays incapable de se relever ?
Absolument pas. Notre pays a des grandes ressources humaines et techniques pour devenir un pays développé, mais comme je l’ai mentionné, le pays est englué dans un bourbier bureaucratique et sectoriel. Le pouvoir semble faible et inconscient de différents défis et enjeux.
Si on fait le bilan de ce qui s’est passé, 12 ans après sur le plan économique et politique, que peut-on déduire?
Il y a une quasi-unanimité de la part des différents observateurs que la Tunisie peine à trouver sa stabilité sur tous les plans. Elle est loin de surmonter ses différentes difficultés structurelles et sectorielles. Je peux même vous dire qu’au cours de ces années, nous avons quasiment détruit les divers acquis économiques que nous avions accumulés au fil des décennies. Depuis 2011, le chaos a gagné du terrain, les revendications syndicales et les grèves se sont multipliées. Quant à l’administration, elle est lente, lourde et irresponsable. Nos lois ne sont plus à jour et loin d’importantes transformations sociales. Un système juridique en situation d’échec en face d’une conjoncture socio-économique grave et en pleine mutation : augmentation des inégalités, de la pauvreté et de la négation des droits fondamentaux. Tout cela se passe en l’absence de toute vision perspective pour une réforme efficace et urgente. Malheureusement, le pays se dirige rapidement vers une dictature alimentée par une propagande populiste et insensée, dont les effets seront très graves sur la sécurité et la paix sociale.
Conscient de l’urgence économique, quelles sont les priorités d’aujourd’hui, selon vous?
La santé, l’éducation, l’alimentation, le transport, la sécurité, l’énergie, les système d’informations, les services financiers, le système judiciaire, la gestion des affaires publiques… sont dans état alarmant et jouissent d’une priorité absolue.
La question qui s’impose n’est pas de savoir quels projets doit-on choisir. Le problème réside dans l’absence de toute volonté politique prospective ou réformatrice. La crise est très profonde et plus que nous ne pouvons l’imaginer. Dans cette situation nous ne pouvons pas avancer.
En conséquence, je vois que nos problèmes – à la base – sont structurels et ont une relation directe avec la gestion de la chose publique. Notre manuel de gouvernance n’est plus en mesure d’évoluer. Il est archaïque, accablant et ne répond plus aux signaux de différentes mutations.
Nous observons avec inquiétude la société tunisienne. Elle évolue rapidement. Elle devance le pouvoir et ses mécanismes. Elle a créé ce que je peux appeler un « nouveau monde local » qui possède ses propres lois, ses propres aspirations et rêves, ses propres projets et programmes et qui est en quasi-rupture avec celui du pouvoir.
Agir en dehors des cadres traditionnels fixés par l’Etat peut apparaître comme un phénomène sain en termes de réponse aux différentes évolutions sociétales internationales. Cependant, cela aura des conséquences négatives lorsque la société se confrontera- à l’intérieur – aux règles sociétales établies par l’État. Ces règles qui ne sont plus en mesure de répondre aux aspirations de la société et qui vont créer de nouveaux conflits au sein de la société – entre ses différentes classes sociales – et entre la société et le pouvoir.
Avons-nous vraiment besoin de réformer notre système ?
La réponse est trois fois oui. Nous devons limiter ou freiner l’interventionnisme étatique, libérer l’économie, promulguer de nouvelles lois modernes, réformer radicalement le système administratif, lutter contre les cartels économiques, encourager l’initiative privée et l’entreprenariat à valeur ajoutée (high-tech…), décentraliser les décisions, valoriser nos produits agricoles et industriels… produire en masse au moindre coût et exporter…
Sami Jallouli: « Notre pays est en état de détresse »
Le mot de la fin?
Je vois que nous sommes en train de perdre un temps précieux. Notre pays est en état de détresse. Nous devons ensemble trouver la solution. Le président devrait écouter les experts et éviter les déclarations populistes. Il devrait aussi écouter les différents partenaires politiques ; partis et société civile. Un appel au dialogue me semble urgent, voire vital pour élaborer un programme de sauvetage. Nous sommes dans une étape cruciale et nous devons sauver notre pays.