Témoin placé aux premières loges d’une période charnière de notre histoire récente, Mohamed Taïeb Youssefi apporte un éclairage inédit sur la chute de Ben Ali. De même que sur les raisons ayant abouti à l’effondrement d’un régime qu’il juge inéluctable.
Est-il trop tôt pour comprendre ce qui s’est passé le 14 janvier 2011, date du déclenchement de la révolution? Avec à la clé le départ de Ben Ali vers les lieux saints menu d’un simple billet sans retour?
De l’avis de plusieurs historiens, ce fait majeur dans l’histoire de la Tunisie moderne n’est que la partie émergée d’un iceberg dont nous découvrirons peut-être un jour les tenants et les aboutissements.
En attendant, Mohamed Taïeb Youssefi– docteur en sciences politiques après des études de journalisme, ancien directeur de cabinet du Premier ministre Mohamed Ghannouchi, de Béji Caïd Essebsi, puis de Habib Essid qui le rappellera à ses côtés pour lui confier les mêmes fonctions- lève, en témoin privilégié, un partie du voile sur cette période charnière de part ses fonctions au palais de la Kasbah.
Problèmes de santé
Ainsi, lors de son passage dimanche22 janvier 2023 à l’émission « Jaweb Hamza » sur les ondes de Mosaïque FM, ce haut fonctionnaire qui était également à la tête d la TAP, révèle entre autres que Zine El Abidine Ben Ali souffrait de « quelques problèmes de santé » pendant les dernières années de son règne (probablement un cancer de la prostate. NDLR).
« Le Président avait l’habitude de rencontrer son Premier ministre Mohamed Ghannouchi tous les jours à 8h00. Ensuite il décalait ses réunions de quelques heures, avant de les annuler carrément. Même pendant les conseils ministériels, il abordait parfois des sujets qui avaient été auparavant examinés. Cela a suscité des interrogations de la part de ses collaborateurs au gouvernement », a-t-il expliqué.
Insouciance
D’autre part, « depuis décembre 2010, des rapports alarmants portant sur des rapports sécuritaires confidentiels qui mettaient en garde contre des menaces intérieures pouvant aboutir même à l’effondrement du régime, ont été envoyés à la présidence de la République. Or, ces rapports, de la plus haute importance, ont étés superbement ignorés. Plus grave, « Il me semble que Ben Ali ne les a même pas lus », assurait-il.
L’ancien président de la République, a-t-il ajouté, « avait sous-estimé l’ampleur des protestations qui se sont déclenchées en décembre 2010. La preuve? En plein tumulte, il prit la décision inconsidérée de partir en famille pour faire du shopping à Dubaï! »
« Ben Ali a cru que ces évènements étaient moins graves que ceux du bassin minier en 2008. Il n’évoquait même pas cette menace avec le Premier ministre Mohamed Ghannouchi ou lors des conseils ministériels. Il ne mesurait pas non plus l’influence destructive sur l’opinion publique des médias, notamment Al Jazeera.
Alors, quel regard porte-t-il in fine sur le bilan du successeur de Bourguiba durant 24 de règne? « Le régime de Ben Ali a réalisé certains succès sur le plan économique ». Par contre, « il a toujours souffert d’autisme politique ». Ajoutant que son régime était voué à l’effondrement. Pertinente analyse.
La Régente de Carthage
Evoquant d’autre part le rôle crucial de l’épouse du chef de l’Etat dans le pourrissement de la situation, l’invité d’Hamza Balloumi estime que parallèlement à la détérioration de l’état de santé de Ben Ali, Leïla Trabelsi occupait de plus en plus le devant de la scène : « Ses activités ouvraient souvent le journal télévisé de 20h00 et elle faisait toujours la Une des journaux ».
Se préparait-elle à l’après Ben Ali? « Je n’avais pas de données concrètes sur ses ambitions, mais il était clair que certaines parties la préparaient pour la succession de Ben Ali », confesse-t-il prudemment.
Mohamed Ghannouchi : un homme d’État
Et que penser du rôle « décisif » joué par son ancien patron, Mohamed Ghannouchi qui a pris les commandes de l’Etat le soir du 14 janvier 2011 dans les circonstances que l’on sait? Mohamed Taieb Youssefi estime qu’il a fait preuve de courage, en assumant la responsabilité d’assurer la continuité de l’Etat. « Si l’ancien Premier ministre avait refusé de se rendre au palais de Carthage le 14 janvier 2011, le pays aurait vécu un inimaginable cauchemar. D’ailleurs, l’histoire retiendra qu’il avait donné des ordres aux forces armées de ne pas tirer à balles réelles, même en cas d’imminent danger », révélait-il.
Sur un autre plan, l’intervenant a indiqué que l’ancien chef du gouvernement, Habib Essid n’était pas un homme à s’attacher à son fauteuil à la Kasbah et qu’il avait le mérite de ne pas céder au chantage du parti islamiste d’Ennhdha. Par contre, a-t-il déploré, il a commis une énorme erreur, en nommant Najem Gharsalli, à la tête du ministère de l’Intérieur.
Rappelons enfin que Mohamed Taieb Youssfi vient de publier un ouvrage croustillant sur le même sujet intitulé « Un Etat pris comme un butin ». Un livre que l’on dévore comme un thriller politique haletant. A lire absolument.