S’il partage l’évaluation des institutions internationales que la Tunisie pré- sente un potentiel indéniable, Abdelkader Boudriga, président du Cercle des financiers tunisiens soutient que nous allons vers un ratage monumental, si nous ne changeons pas de mindset. Sa recette ? Déployer quelques grandes idées fédératrices encadrant un projet sur lesquelles se construiraient les politiques publiques. Et surtout, il nous faut un gouvernement qui gouverne !
Si vous deviez dresser un rapide constat de la situation actuelle, comment verriez-vous le pays ?
Abdelkader Boudriga: Pour résumer, le pays est porteur d’un potentiel, mais celui-ci a été raté. Les douze années passées ont objectivement posé la problématique du passage à la démocratie. Si elles ont apporté une participation publique élargie, la liberté d’expression, la dignité intellectuelle, le sentiment de citoyenneté, elles ont également eu leur lot d’inefficacité.
Aujourd’hui, nous sommes donc passés brusquement à un système de démocratie et de participation, avec une administration qui n’était pas préparée aux mécanismes introduits par la démocratie . Depuis l’Indépendance, nous étions dans un Etat corporatiste, il y avait au sommet de l’Etat une élite où tous les grands acteurs étaient représentés (UTICA, UGTT…) dans l’organe de gouvernance qui était le parti unique.
Un modèle où le chef de l’Etat est au centre…
Abdelkader Boudriga: Oui…La décision et l’arbitrage revenaient au sommet de l’Etat, au sein d’un système politique vertical, doté d’une administration verticale. Et quand nous sommes passés à un système politique horizontal, où tout le monde a le droit de s’exprimer, le modèle de l’administration est resté vertical. Et même s’il y a eu un transfert de prérogatives, il n’a pas été accompagné par un transfert de moyens et de possibilités de financement.
En 2019, la mission de l’ONU en Tunisie a réalisé un exercice de Country Risk Assessment (j’ai eu l’honneur d’y participer) dans une logique d’approche par les enjeux. Il s’agissait de l’un des premiers exercices de ce genre dans le monde mené selon une approche nouvelle guidée par la demande. Deux enjeux en ont émergé dans une logique de réponse aux besoins, et non dans une logique-produit :
- -l’incapacité à mettre en place des politiques efficaces.
- -l’incapacité des acteurs à travailler en coopération.
Dans le même ordre d’idées, le 25 juillet 2021 était une réponse sociopolitique désespérée à cette inefficacité dans laquelle nous nous sommes retrouvés avec un système incapable de produire des politiques publiques qui auraient un impact réel sur les gens.
On l’avait constaté dans la Santé au moment de la pandémie …
Effectivement. Nous avons vu cette dégradation de l’efficacité de l’administration lors de la Covid. La crise a fait apparaître des failles dans beaucoup de secteurs ; santé, éducation, approvisionnement… Un amplificateur qui a fait ressortir des faits qui sont les conséquences naturelles et logiques de ce changement politique, mais où les verrous d’antan persistent.
Nous sommes donc restés dans la même logique, alors que nous essayons d’apporter des réponses à une nouvelle situation. Mais la différence, c’est qu’avant, on avait une administration adossée à un système politique autoritaire qui pouvait imposer ses arbitrages. Aujourd’hui, personne ne peut rien imposer.
Le problème est profond : absence d’une pensée économique, d’un projet pour la Tunisie. Bien sûr, il faut traiter les questions urgentes, mais, en même temps, il faut aligner le plan 2023-2025, la vision 2035 et au-delà.
Cette vision ne peut être conçue par un technocrate. Dans les pays développés, il y a une instance supra-politique qui réunit tout le monde, avec une vraie conception à long terme.
Nous devons aussi nous poser les bonnes questions. Avec l’Open Sky par exemple, voulons-nous que notre pays soit ouvert ou non ? Voulons-nous une Banque centrale rétive par rapport aux devises ? Voulons-nous que nos jeunes talents et startups restent en Tunisie ou partent à l’étranger quand ils réussissent ?… Des interrogations qui reviennent à des questions de tactique, de perspective, de nouvelles idées, alors que nous sommes en train d’user des mêmes façons de faire qui ne vont pas changer les choses.
Extrait de l’interview qui est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin n 862 du 1 er au 15 février 2023.