La cuisine d’Ommek sannafa, qui déplait tant à Kaïs Saied, a encore déçu. Feignant ignorer le goût immodéré du président de la République pour une cuisine inspirée qui porte à espérer, qui serait un assortiment d’entrées, de plats et de desserts riches et élaborés, voilà qu’elle lui ressert des mets atrocement gras, huileux et pauvres en tout, un non-sens culinaire absolu qu’il a encore sur l’estomac. Cette fois, le drapeau noir est sur la marmite !
En effet, à deux jours du second tour des législatives et sans le moindre respect pour l’acte fondateur d’une nouvelle démocratie intransigeante et sans concessions, qui cherche à débarrasser le régime des corps intermédiaires et de tous les contrepoids au pouvoir, et alors qu’on se préparait à acclamer l’identité désirée qui fera passer le peuple entier dans le pouvoir et qui voit dans le jugement individuel l’ennemi qu’il a le plus à craindre, l’agence de notation Moody’s a choisi, à dessein, la soirée du vendredi 30 janvier pour gâcher la fête en annonçant la dégradation de la note souveraine de la Tunisie à long terme, en devises et en monnaie locale, de Caa1 à Caa2 avec perspective négative.
En langage moins abscons, ça signifie qu’une grave crise financière doublée d’une profonde crise politique et d’un environnement social instable aboutiraient à une précarisation inacceptable et à un avenir compromis.
Pour Kaïs Saied, cette appréciation « sauvage » et non sollicitée n’a qu’une représentation relative. Elle n’est qu’un combinatoire de lettres et de chiffres qui ne signifient rien et encore moins à porter sens et valeurs ; un pur délire, un totem que le néolibéralisme brandit pour promouvoir une économie de marché caractérisée par la dérégulation, le libre-échange, la liberté des prix, la libre concurrence, l’équilibre budgétaire, la stabilité monétaire, les politiques d’ouverture économique de stimulation des exportations et d’attraction de capitaux et d’investissements.
Bref, cette conception du monde organique du néolibéralisme mondialisé vise à prémunir la société contre la montée du politique, à savoir une communauté gérée par une institution unique de pouvoir pouvant émettre des injonctions sanctionnables. Appelez ça comme vous voulez : autoritarisme ou totalitarisme.
« […] une grave crise financière doublée d’une profonde crise politique et d’un environnement social instable aboutiraient à une précarisation inacceptable et à un avenir compromis »
Or pour Kaïs Saied le néolibéralisme économique, et son pendant politique de démocratie représentative, signifie une porte ouverte à toutes les injustices : l’abus des riches, la spéculation, la corruption, le financement illégal et les manœuvres politiques des traîtres et des comploteurs contre les intérêts de la nation à travers les techniques de l’ingérence étrangère.
Cette doctrine représente en somme tout ce qui concourt à l’appauvrissement du peuple au profit duquel l’artisan du changement du 25 juillet a conçu un nouveau modèle de développement d’entreprises basé sur les initiatives citoyennes qui seront créées par et accessibles aux citoyens par l’entremise d’idées de projets financés à la fois par des citoyens actionnaires et des fonds de l’Etat.
Une sorte d’économie participaliste qui exclut le modèle même de l’entreprise privée. Elle vise à gérer les ressources le plus efficacement possible grâce à l’autogestion et à l’application d’un modèle de production, d’échanges de biens et de services sans la recherche effrénée du gain.
En attendant la concrétisation d’un avenir forcément meilleur, retournons aux entraves qui nous retiennent immobilisés parce que, paraît-il, on aurait manqué à l’obligation d’honorer nos créanciers.
L’appréciation par Moody’s du risque de solvabilité de l’Etat tunisien et la dégradation de sa notation souveraine, ainsi que celle de la BCT et de quatre autres établissements bancaires de la place, méritent mieux que les cris d’orfraie poussés par les économistes maison partagés entre alarmistes et réalistes qui se succèdent sur les plateaux de télévision, et le silence coupable et l’affligeante indifférence du gouvernement.
Or, en matière de dette publique, nous avons périodiquement la chance de bénéficier gratuitement d’informations exhaustives et cruciales par une combinaison d’indicateurs qualitatifs et quantitatifs donnant lieu in fine à l’appréciation de notre capacité et notre volonté à rembourser.
Toute notation, de la meilleure, telle l’(AAA), qui donne au pays chanceux un accès privilégié aux marchés financiers en bénéficiant d’un coût de l’endettement faible, jusqu’à la note (C) qui occupe le bas du tableau, comme c’est le cas pour le Liban.
La Tunisie, mieux lotie que le pays du Cèdre, se retrouve quand même en bonne compagnie avec le Belize et le Mozambique et à mi-chemin entre le Pakistan et l’Ukraine, pays en guerre dont l’économie est largement détruite.
A ce stade de flétrissure d’un pays qui se débat avec un chômage élevé, un endettement colossal et une économie percluse par le chômage, l’inflation, la pauvreté et où les prix sont hors de contrôle, la perspective négative va de soi.
L’octroi d’une nouvelle note souveraine n’est ni arbitraire ni confidentiel. Toute nouvelle appréciation est d’ailleurs accompagnée d’un syllabus éclairant, élaboré à l’intention des établissements commanditaires et des investisseurs étrangers autant qu’aux dirigeants du pays concerné. Reste à savoir maintenant si cette peine infamante et ce blâme muet sont largement mérités ?
« La Tunisie, mieux lotie que le pays du Cèdre, se retrouve quand même en bonne compagnie avec le Belize et le Mozambique et à mi-chemin entre le Pakistan et l’Ukraine »
La cheffe de gouvernement, Mme Najla Bouden, ne peut pas feindre la surprise à l’annonce de la nouvelle. Elle a déjà accueilli le mardi 24 janvier 2023, à La Kasbah, le directeur général du Trésor français, Emmanuel Moulin, flanqué de l’ambassadeur de France en Tunisie.
On peut imaginer qu’il n’y aurait là après tout qu’une entrevue sans grande portée, à la limite insignifiante. D’ailleurs, le chargé de communication du gouvernement, pour noyer le poisson, a puisé dans son riche catalogue des clichés en bois en arguant que « cette rencontre s’inscrit dans le cadre de la tradition des concertations et d’échange des points de vue entre la Tunisie et la France dans différents domaines ».
Sauf que M. Emmanuel Moulin a deux chapeaux, et celui qu’il portait ce jour-là n’augurait rien de bon. C’est tout bonnement celui de président du Club de Paris qui est le forum informel au sein duquel les pays créanciers se réunissent, sous présidence française, avec les autorités des pays en cessation de paiements (avérée ou virtuelle) pour négocier avec eux les conditions de remboursement de la dette qui leur est due.
Pour faire simple, c’est là une démarche ultime destinée à traiter les difficultés d’un pays qui a failli et en état de cessation des paiements. Pour tout pays, une telle démarche porte nécessairement un jugement de valeur sur le comportement de ses dirigeants.
Cette entrevue devrait donc conforter Mme Najla Bouden à l’idée que l’affaire est sérieuse et que le pays traverse véritablement la plus grave crise de son histoire. Un avant-goût de ce qu’elle retrouvera décrit avec minutie et sans ménagement dans le préambule de l’agence Moody’s justifiant l’octroi de la note Caa2 qui prélude aux grandes défaillances.
Mme Bouden aurait été bien inspirée de convier les membres de son gouvernement à une séance d’étude de texte. En bonne pédagogue, elle leur imposerait pour commencer une lecture attentive et silencieuse pour une bonne compréhension globale de l’évaluation de la note telle que présentée par Moody’s.
Cette étape serait suivie d’une lecture à haute voix destinée à rendre compréhensible, pour tous, les passages dont le sens technique échappe aux profanes. Intendante éclairée, la ministre des Finances serait bien indiquée pour résumer le texte au fur et à mesure et avec ses propres mots tout en s’arrêtant sur les moments forts.
La discussion sera ensuite engagée pour savoir si les propos sont bien à la hauteur des enjeux, si l’argumentation est solide et cohérente. Bref, si le pays est vraiment tel qu’il est décrit : un mauvais élève qui mérite bien une si minable note.
« … si le pays est vraiment tel qu’il est décrit : un mauvais élève qui mérite bien une si minable note »
Le texte de Moody’s, qui est un véritable réquisitoire ayant trait non seulement aux principaux facteurs de la pauvreté et du mal-vivre, mais également à la gouvernance défaillante du fait qu’il n’existe plus de contre-pouvoir effectif pour contrebalancer l’orientation univoque imposée par Kaïs Saied.
Le rapport justificatif mobilise trois idées-force parfaitement solidaires et indissociables. L’une concerne ce que l’on entend par la mention de « perspective négative », une autre traite de l’incertaine intervention du FMI pour une timide sortie de crise, et la dernière, la plus embarrassante, porte sur le rôle de la gestion des affaires, autrement dit le type de fonctionnement de l’Etat et de ses institutions qui a pour effet de contribuer à déterminer l’octroi de la note souveraine dans un sens ou dans l’autre.
Retournons au texte. En guise de préambule, Moody’s déclare avoir dégradé la note souveraine de la Tunisie de Caa1 à Caa2 avec perspective négative. Une décision motivée par l’absence de financement global à ce jour permettant de répondre aux importants besoins de financement du gouvernement et augmente les risques de défaut à un point qui ne correspond plus à une notation Caa1.
Par ailleurs, du fait que la BCT est légalement responsable des paiements sur toutes les obligations du gouvernement et que ses titres de créance sont émis au nom du gouvernement, Moody’s a également abaissé la notation de la dette senior non garantie et la notation senior non garantie de la BCT, assortie là aussi de perspective négative. Tous logés à la même enseigne !
Ceci étant dit, que faut-il entendre par « perspective négative » ? Est-ce une expression de défiance qui va souvent de pair avec toute dégradation et n’anticipe aucune espèce de résilience ? En fait, elle reflète l’opinion selon laquelle, à moins d’une amélioration opportune des perspectives de financement externe, la probabilité de défaut pourrait augmenter au-delà de ce qui est compatible avec une notation Caa2. Ce qui n’est guère rassurant.
« Est-ce une expression de défiance qui va souvent de pair avec toute dégradation et n’anticipe aucune espèce de résilience ? «
La perspective négative reflète également les défis sociaux, politiques et institutionnels qui limitent la mise en œuvre des réformes, compte tenu de la faiblesse de la gouvernance et de l’exposition aiguë aux risques sociaux.
Le programme de réforme timidement amorcé portant sur la réduction de la maîtrise de la masse salariale du secteur public en termes réels, la suppression progressive des subventions à la consommation au profit de transferts financiers plus ciblés et la réforme du secteur déficitaire des entreprises publiques, offre un moyen de redresser les importants déséquilibres budgétaires et extérieurs de la Tunisie.
D’autres progrès ont été réalisés, notamment ceux relatifs à l’accord salarial signé en septembre 2022 avec les partenaires sociaux, ainsi que les hausses des prix du carburant et du gaz.
Toutefois, les perspectives de financement resteront toujours tributaires de la mise en œuvre rapide et soutenue des réformes qui s’avéreront invariablement difficiles face aux faiblesses de la gouvernance et à l’exposition aiguë aux menaces sociales et environnementales.
Bref, à moins d’une amélioration opportune des perspectives de financement externe, la probabilité de défaut de paiement pourrait augmenter au-delà de ce qui est compatible avec une notation Caa2.
L’accord avec le FMI n’étant plus d’actualité, car comme dit le proverbe : à attendre que l’herbe pousse, le bœuf meurt de faim, la Tunisie est non seulement incapable d’assurer les conditions de financement intérieures et extérieures mais, plus grave, risque un défaut de paiement de sa dette.
« La probabilité de défaut de paiement pourrait augmenter au-delà de ce qui est compatible avec une notation Caa2 »
Le cadre institutionnel tunisien reste en pleine mutation, ce qui est un euphémisme prudent. Le très faible taux de participation enregistré au premier tour des législatives (n’en parlons pas du second) est révélateur du paysage politique fragmenté du pays en plus de l’incertitude entourant le degré de consensus avec les partenaires sociaux sur le programme de réforme du gouvernement.
L’exposition aux risques sociaux s’avère du coup très élevée, tirée par les risques liés au travail et aux revenus. La rigidité des marchés du travail et la faible création d’emplois entraînent des taux de chômage en hausse continue, y compris parmi les jeunes diplômés.
Ces contraintes rendent par conséquent difficile l’absorption d’une main-d’œuvre bien formée aux frais du contribuable, mais qui provoque des flux migratoires nets négatifs et la fuite des diplômés.
Plus généralement, les progrès des réformes et, par conséquent, la solidité budgétaire, les risques de liquidité et, dans une certaine mesure, les risques de vulnérabilité externe, sont façonnés par des considérations sociales et par la capacité du gouvernement et des acteurs de la société civile à s’aligner ou non sur des plans politiques crédibles.
Quant à la volonté, de l’Etat à répondre aux risques sociaux, elle est de plus en plus menacée, non seulement par les contraintes de bilan du gouvernement mais plus encore par l’accumulation d’années de sécheresses sévères qui menacent un secteur agricole et d’élevage qui représente environ 15% de l’emploi total.
La gouvernance de la Tunisie étant faible et les tensions sociales récurrentes entraveront tout consensus politique pour l’engagement des réformes, y compris de la part des institutions de la société civile.
De plus, la qualité des institutions exécutives et législatives s’est affaiblie du fait que les gouvernements successifs n’ont pas adopté et mis en œuvre un programme politique cohérent. La structure institutionnelle de la Tunisie est très négative, la crédibilité et l’efficacité des politiques et la gestion budgétaire ainsi que la transparence le sont tout autant.
« Le très faible taux de participation enregistré au premier tour des législatives (n’en parlons pas du second) est révélateur du paysage politique fragmenté du pays en plus de l’incertitude »
Des facteurs qui rendent peu probable une amélioration de la notation dans un avenir proche. Pire, la note de la Tunisie serait susceptible d’être revue encore à la baisse si les contraintes sur la disponibilité et/ou le coût du financement persistaient, compromettant la capacité du gouvernement à faire face à ses besoins budgétaires et à ses obligations de paiement de la dette et rendant de plus en plus probable sa restructuration.
Cela est envisageable au vu de retards supplémentaires dans la conclusion d’un accord sur un nouveau programme du FMI ou dans l’avancement des examens de tout accord éventuel, liés à des progrès insuffisants dans la mise en œuvre des réformes.
L’augmentation des risques de vulnérabilité externe entraîne des pressions à la dépréciation de la monnaie qui maintient le fardeau de la dette à un niveau plus élevé, plus long et encore imprévisible en augmentant la probabilité d’une restructuration de la dette. Bienvenue au Club de Paris !
Après une longue journée de débat, certains ministres, qui se sentaient jusque-là vigoureux et puissants, qui ne rechignaient pas à aller couper des rubans pour l’inauguration de projets foireux ou qui débitaient des discours enjoués sur la bonne tenue du pays, étaient devenus songeurs devant l’ampleur du désastre annoncé.
Quant à la cheffe du gouvernement, figure joviale et épanouie, toujours attentive aux paroles de son chef, mais s’estimant incapable d’apprivoiser son humeur irascible, elle se gardera bien de lui faire part des débats du Conseil des ministres, encore moins du bien-fondé de la synthèse de Moody’s sur les raisons d’un tel déclassement et de sa fort probable dépréciation future. Bref, que le pays va droit dans le mur !