Une assemblée nationale pas assez représentative, ça c’est sûr. Avec seulement 11% du corps électoral, qui s’est déplacé pour élire 151 députés, on ne peut pas dire que c’est un tsunami électoral qui a traversé notre pays, que nos futurs députés représentent tout le peuple. Puisque presque 90% des électeurs inscrits ne les ont pas élus. Pourtant, ils ont été élus, même s’ils sont mal élus.
Mais, ni la campagne électorale extrêmement terne, ni les fuites et certaines déclarations de chefs de partis politiques n’ont pu nous éclairer sur les couleurs politiques qui vont orner le palais du Bardo. Pourtant, certaines informations laissent supposer que la chambre sera multicolore, même très colorée. Ce qui change complètement la donne.
La nouvelle donne
Nous avons expliqué, dans un précédent article, comment « le fait accompli » en politique est un facteur décisif dans les conflits politiques qui opposent des parties adverses. Comme les guerres civiles, les coups d’Etat, les coups de force et tout ce qui compte en politique, c’est le résultat qui compte: qui a gagné et qui a perdu ? Les critères de légitimité, de légalité, de règles démocratiques ne sont que des stratagèmes pour justifier la victoire ou la défaite. Et la nouvelle assemblée est « un fait accompli ».
Les débats sur la Constitution, sur la loi électorale décrétée il est vrai unilatéralement par KS, sur la légitimité de tout le processus politique engagé depuis le 25 juillet 2021, peuvent s’éterniser sans que cela change quelque chose au rapport de force politique sur le terrain.
Nous avons à plusieurs reprises dénoncé ce déni de réalité qui frappe l’actuelle classe politique, y compris KS, dû à un manque grave de maturité politique et encore une fois, surtout du côté des oppositions, ce déni de réalité domine toute la scène surtout après l’annonce des résultats du scrutin.
La vraie réalité est qu’il y a une nouvelle donne, et que de nouveaux partis politiques vont émerger de cette nouvelle réalité, partis qui couvrent tout le spectre traditionnel des mouvances, destourienne, islamiste, de gauche, nationaliste arabe. Pour l’exemple, le parti, PND, de Faouzi Elloumi compterait 44 députés, d’anciens rcédistes pour la plupart.
« La vraie réalité est qu’il y a une nouvelle donne, et que de nouveaux partis politiques vont émerger de cette nouvelle réalité »
Le parti al-Shaab, d’obédience nationaliste arabe, quelques dizaines, comme il existe de nouveaux députés apparentés islamistes, sans qu’ils soient forcément encartés Ennahdha, d’autres de la mouvance de la gauche radicale, une scission du Watad.
Sans parler des représentants de la société civile, comme l’ancien bâtonnier Ibrahim Bouderbala. Des groupes parlementaires vont certainement se former dès que les nouveaux députés seraient installés dans leurs fauteuils.
Bref, l’embryon d’une nouvelle classe politique, qui bientôt envahira les médias et poussera violemment vers la sortie l’ancienne, qui a dominé la scène pendant dix ans, et ainsi va la vie.
Mais ce qui nous semble le plus important, c’est bien le rapport que va avoir cette nouvelle assemblée avec le Président de la République en tant que chef de l’exécutif. Même si la nouvelle Constitution ne fait pas de l’assemblée un contre-pouvoir légal. Cette nouvelle assemblée peut devenir un contre-pouvoir politique et social, si ceux qui la composent en décideront, ou du moins leur majorité.
Si KS n’arrive pas à avoir une majorité de députés acquis à sa personne, et nous en doutons pour plusieurs raisons, il aura beaucoup de mal, lui et son gouvernement, à faire passer leurs projets de loi. S’il fait un passage en force, en légiférant par décrets, il s‘isolera de plus en plus et finira par perdre sa popularité et l’hémorragie qui a déjà commencé dans son électorat augmentera d’intensité.
« Mais ce qui nous semble le plus important, c’est bien le rapport que va avoir cette nouvelle assemblée avec le Président de la République en tant que chef de l’exécutif »
En 2024, si l’on arrive jusque-là, il ne pourra pas passer au second tour dès lors qu’un candidat populaire et crédible se présente contre lui. Il peut aussi décider de dissoudre le nouveau parlement, comme le prévoit la nouvelle Constitution. A moins qu’un tsunami social, dû à la dégradation spectaculaire du pouvoir d’achat de l’écrasante majorité du peuple, ne vienne tout chambouler.
C’est aussi la situation financière et sociale catastrophique qui va sûrement accaparer les débats dans cette future assemblée. Ces débats ne peuvent pas être plus mauvais que ceux qui se déroulaient dans l’enceinte du Bardo lors de ces onze dernières années où les mauvais shows succédaient aux altercations et aux insultes, le tout au nom du peuple.
Et même si ces débats n’influenceront pas les prochains gouvernements forcément, puisque le pouvoir de les démettre appartient exclusivement au président de la République, ils auront le mérite d’alerter l’opinion sur ce qui se trame.
Certes, la nouvelle assemblée avec la deuxième chambre ne peuvent être que des chambres d’enregistrement, puisqu’il serait extrêmement difficile qu’une majorité s’y dégage pour lancer une motion de censure contre le futur gouvernement comme leur accorde en droit la Constitution. Mais une motion de censure a le mérite de signifier le refus des politiques gouvernementales même si elle ne passe pas.
La crise va perdurer
Même dans une démocratie bien assise, les élections ne signifient pas forcément la fin de la crise politique. Elles sont souvent, surtout dans les régimes parlementaires, l’occasion de l’éclatement de nouvelles crises, surtout quand elles ne dégagent pas une majorité parlementaire stable. Beaucoup de pays restent des mois sans gouvernement ou avec des gouvernements éphémères.
Pour le cas de la Tunisie, puisque la nouvelle Constitution accorde au Président de la République le droit absolu de composer et de dissoudre le gouvernement, la crise politique ne correspond pas à la crise gouvernementale.
Elle est d’un autre genre. Rappelons que la Troïka avait la majorité absolue et le Président de l’époque était de son côté, mais elle a été obligée de dissoudre le gouvernement Larayedh et de nommer un gouvernement de transition, qui a eu l’aval de l’assemblée sans que cela soit constitutionnellement obligatoire.
Mais la crise va prendre sûrement une autre forme. Rappelons d’abord que les partis politiques qui ont boycotté les élections l’ont fait parce qu’ils considèrent l’actuel Président ainsi que tout le processus dans lequel il s’est engagé comme « illégitimes ». Ils continueront donc d’essayer de mobiliser « la rue » pour le faire tomber. Ce n’est plus l’avis des chancelleries étrangères depuis la guerre d’Ukraine pour des considérations stratégiques. Ces partis, surtout ceux qui ont un ancrage populaire, tablent sur une révolte qui serait provoquée par la faillite probable du pays.
« Pour le cas de la Tunisie, puisque la nouvelle Constitution accorde au Président de la République le droit absolu de composer et de dissoudre le gouvernement, la crise politique ne correspond pas à la crise gouvernementale »
La dernière notation de Moody’s plaide pour ce scénario catastrophique, mais on n’en est pas encore là, même si le risque est réel. D’autre part, il n’est pas sûr que cette « révolte » ait lieu comme c’est le cas du Liban ou de la Grèce il y a quelques années.
Les peuples mûrs savent qu’une révolte et surtout une révolution ne règlent pas leurs problèmes qui tournent autour du couffin de la ménagère. En général, quand il y a «révolution», il y a une ou des mains étrangères. Et cela est probable en Tunisie, on l’a expérimenté en 2011.
Les prémices de cette crise à venir sont là cependant. Il s’agit du bras de fer entre KS et l’UGTT. Depuis l’Indépendance, les conflits entre les différents gouvernements et la centrale syndicale ont toujours abouti à des bouleversements importants dans l’échiquier politique. Jusque-là, l’UGTT a essayé d’éviter l’affrontement et appelé au dialogue, sauf que KS semble décidé à en découdre.
Contre tout bon sens, alors que son gouvernement affronte une des situations les plus délicates depuis une décennie, il choisit de croiser le fer avec son seul allié sérieux contre les islamistes et ses différentes oppositions.
« Les peuples mûrs savent qu’une révolte et surtout une révolution ne règlent pas leurs problèmes qui tournent autour du couffin de la ménagère »
Dans un climat national et international des plus tendus. Une logique que la politique depuis au moins Machiavel n’a jamais connue. Affronter tous les adversaires à la fois. Et aussi au moment où sa popularité est en recul, comme le démontrent les résultats du scrutin. Allez comprendre.
Toujours est-il que ce bras de fer qui ne fait que commencer peut aller jusqu’à des grèves sévères dans des secteurs clefs, sinon la grève générale. Car, les syndicalistes perçoivent les attaques de KS comme des attaques, non seulement contre le syndicat en tant qu’instance revendicative mais contre leurs propres personnes.
Cette nouvelle crise entre la centrale syndicale et KS peut amener le pays à l’anarchie générale et les Tunisiens payeront cette folie qui s’empare de tout le monde. Et justement c’est là où le nouveau parlement devrait jouer un rôle comme dans les vraies démocraties.
Il est peu probable, d’après sa composition et son rôle constitutionnel, qu’il puisse faire quoi que ce soit. A force de détruire les corps intermédiaires, on se trouvera seul à affronter le cataclysme. Les soupapes de sécurité ont toutes été mises hors jeu. C’est évidemment le résultat d’un long processus de dégénérescence des institutions de l’Etat.