Le débat sur la réforme de la retraite (prévoyant un recul de l’âge légal de départ de 62 à 64 ans) fait rage en France.
Intellectuellement et politiquement, il revêt une portée qui dépasse les frontières hexagonales. D’une part, les retraités français sont de plus en plus nombreux à opter pour le séjour et même l’installation en Tunisie pour une vie plus confortable. D’autre part, toutes les sociétés modernes sont confrontées à la question de la place du travail dans leur organisation et structuration.
La valeur du travail
La place et le rôle de l’individu dans les sociétés modernes se sont construits à partir de la « valeur travail » : le statut et le rôle social de chacun sont déterminés à cette aune. Nos vies en grande partie structurées autour de la valeur travail.
La dignité de soi est perçue aussi à travers elle. Dans une perspective plus économique, au-delà de la dialectique marxiste sur le rapport capital et travail, ce dernier est la principale source de revenus qui ouvre l’accès à la consommation et à l’insertion sociale.
Ici, le travail est une activité humaine qui vise à créer, produire des biens et des services. Un travail qui participe à une production sociale échangeable et monnayable. Cette valeur produite identifie les « actifs », au sens du marché du travail, c’est-à-dire les personnes qui occupent un emploi ou qui sont demandeurs d’emploi. Les chômeurs et les retraités sont considérés comme des « inactifs ».
Ce type de distinction est profondément interrogé dans un contexte de crise de l’emploi et de transformation des modes de vie. Il y a une remise en cause de l’aune vision utilitariste de l’individu dans une société déshumanisée, calquée sur le modèle de l’entreprise.
Certains penseurs évoquent l’idée de la disparition du travail tel qu’on l’a connu, notamment au regard des possibilités ouvertes par les évolutions technologiques, numériques. Il n’empêche, cette perspective ne se pose pas dans les mêmes termes selon les sociétés.
Travail et retraite : un questionnement différent selon la société
Face au chômage de masse qui sévit dans des pays comme la Tunisie, le débat sur la retraite en France peut apparaître comme décalé, voire incongru. Sauf à être un héritier, la vie se construit autour du premier emploi, ce sésame pour la fondation d’une famille et l’insertion sociale.
Du reste, la question de l’emploi fut l’un des moteurs de la révolution de 2011. Or trop de jeunes Tunisiens, largement diplômés, ne trouvent toujours pas leur place sur le marché de l’emploi et préfèrent le chemin risqué de l’exil, de l’immigration.
Dès lors, la question de la retraite se pose en des termes particuliers, propres à une perspective hypothétique et lointaine… Quant aux Tunisiens déjà retraités, leur nouvelle vie n’est pas forcément synonyme de vie décente. Loin s’en faut. Confrontés à une crise économique et sociale marquée par une forte inflation, leur faible pension pousse nombre d’entre eux à reprendre le chemin du travail pour subvenir à leurs besoins (et, parfois, à ceux de leur famille)…
En France, le débat sur la retraite intervient au moment où précisément la perception du travail fait l’objet d’un questionnement de fond. D’une part, les citoyens demeurent inégaux face à la retraite : l’argument de l’allongement de l’espérance de vie ne tient pas face à une série de réalités. Tel est le cas pour les inégalités prégnantes en matière d’espérance de vie, en général, et d’espérance de vie en bonne santé, en particulier.
« Trop de jeunes Tunisiens, largement diplômés, ne trouvent toujours pas leur place sur le marché de l’emploi et préfèrent le chemin risqué de l’exil, de l’immigration »
Concrètement, pour les individus les plus précaires ou vulnérables, l’âge de la retraite coïncidera avec la maladie, la dépendance, voire la mort. D’autre part, le projet gouvernemental est en décalage avec les aspirations individuelles quant au « sens de la vie ». En effet, la « valeur travail » connaît une véritable révolution copernicienne chez nos contemporains, en quête d’espace et de temps.
Une révolution anthropologique qui soulève un débat de fond sur le projet de société : le travail – une valeur liée à la société industrielle – définit-il encore le sens de la vie ? N’est-il pas légitime de « se retirer » du marché du travail pour préserver notre santé (physique et mentale) et s’épanouir autrement qu’à travers l’injonction à la productivité, à la performance et à la compétition ? Ce questionnement existentiel peut-il se poser dans des termes identiques dans une société d’inégaux, en particulier s’agissant du rapport hommes/femmes ?
Bref, au-delà de la France, ce sont les sociétés post-industrielles qui sont confrontées à un nouvel équilibre entre la valeur reconnue au travail et une remise en cause d’une conception du travail appréhendée à l’aune de la simple productivité et de la «performance».
Cette tension nourrit le déficit de main-d’œuvre ou d’attractivité dans certains secteurs d’activité exigeants (hôtellerie, restauration, bâtiment, mais aussi hôpital). C’est en cela que le débat sur les bouleversements de la représentation du travail en Occident est source aussi de besoin d’immigration. Une réalité qui n’est pas encore politiquement assumée…