Le président de la République Kaïs Saïed impute à certaines personnalités arrêtées récemment la responsabilité du sabotage des circuits de distribution et l’envol des prix. Et ce, dans le dessein malveillant d’envenimer le climat social. A ses yeux, il s’agit d’un complot contre la sûreté de l’Etat.
En effet, suite à la vague d’arrestations, du samedi 11 février à 5h30 jusqu’au lundi 13 février tard dans la nuit, de personnalités politiques, judiciaires et médiatiques d’une ampleur sans précédent, ravivant les inquiétudes sur une dérive autoritaire de la part de Kaïs Saïed; rien n’aura filtré de la part du Parquet ou du ministère de l’Intérieur. Aucune annonce officielle pour éclairer nos lanternes sur les circonstances de ces arrestations, ni la nature exacte des accusations qui sont portées.
Alors que les médias n’avaient rien à se mettre sous la dent, à l’exception des déclarations, forcement tendancieuses, des avocats de la défense, le chef de l’Etat a tenu à nous affirmer que « les dernières arrestations démontrent l’implication de certaines personnes dans le complot contre la sûreté intérieure et extérieure de l’Etat et cela est prouvé. Ce sont les mêmes qui sont derrière les crises de distribution des marchandises et la hausse des prix ».
Kaïs Saïed : des « traîtres et des mercenaires »
Lesquels au juste? Le chef de l’Etat pointe du doigt « des bandes organisées qui obéissent aux ordres des traitres et des mercenaires, qui ne s’émeuvent guère de la misère de ceux qui ont faim et qui souffrent. Car ces gens-là n’ont aucun sentiment, ni appartenance à cette patrie ». Ainsi, s’exprimait le président de la République hier mardi 14 février lors de sa rencontre au palais de Carthage avec la nouvelle ministre du Commerce et du développement des exportations, Khalthoum Ben Rejeb. Un département désormais stratégique et en tandem avec le ministère de la Justice. A savoir, les deux pièces maitresses de la campagne présidentielle contre la corruption.
« Je sais que vous vous êtes rendue au marché de gros dimanche dernier où vous avez pu constater de visu comment les marchandises se perdent en cours de route entre les circuits de distribution ».
Et d’assener avec force : « Seuls 5 % des produits sont introduits dans le marché de gros, alors que 95 % sont entre les mains de rapaces qui cherchent à affamer et à persécuter le peuple, via les circuits illégaux ». Scandaleux.
Sur quelle base a-t-il exhibé ces chiffres qui semblent invraisemblables? Et que dire de l’inflation galopante, de la flambée des prix du carburant; ainsi que des effets directs de la crise ukrainienne sur l’orge et le maïs destinés à la nourriture du cheptel?
Kaïs Saïed balaie tous ces faits réels d’un revers méprisant en imputant la responsabilité « à ceux qui cherchent à envenimer le climat social ». Le moins que l’on puisse dire c’est que l’argument est un peu court en l’absence de preuves matérielles irréfutables.
D’un ton menaçant, il a lancé une sévère mise en garde à ceux qui dominent les circuits de distribution. « Ils ne fuiront pas et ne resteront pas en dehors du questionnement et de l’application de la loi parce que le peuple exige qu’ils répondent de leurs actes ». « L’Etat, a-t-il promis, ne restera pas les bras croisés face à ces criminels qui soufflent sur les braises de la conjoncture sociale en se servant de la hausse des prix et du stockage illégal ».
Aux « magistrats intègres » garants de l’État de droit, le Président demande d’assumer leur responsabilité afin que « la Tunisie se relève et que les fautifs ne restent pas dans l’impunité ». Appelant à ne pas se cacher derrière les procédures pour ralentir le processus de la justice. « Ils doivent assumer leur responsabilité dans ce contexte historique afin que la Tunisie se rétablisse et pour que personne n’échappe à la loi ».
Guerre de libération
Et de conclure, lyrique, « nous menons une guerre de libération nationale. Nous enchaînons les batailles pour assainir le pays de ceux ayant sévi pendant des décennies, en ayant recours à des méthodes mafieuses pour malmener les citoyens dans leur subsistance, par la spéculation et le stockage des marchandises et médicaments ».
Bain de foule
Rappelons dans ce contexte qu’après son entretien à Carthage avec la ministre du Commerce, le Président s’est rendu l’après-midi au souk populaire de Bab El Fella où il a fait la tournée des étals et pris connaissance des doléances des citoyens sur les pénuries récurrentes des produits alimentaires ainsi que l’envol vertigineux des prix des denrées alimentaires. A tous ses interlocuteurs, il n’a eu de cesse de rappeler les manœuvres des spéculateurs pour affamer et persécuter le peuple tunisien.
Pas de répit donc dans la guerre du locataire du palais de Carthage contre la corruption qu’il promet de mener au Karcher. Soit. Mais, en accusant les personnalités politico-médiatiques dont certaines sont proches de l’opposition d’être impliquées dans le crime gravissime de complot contre la sûreté intérieure et extérieure de l’Etat pouvant être sanctionné par la peine capitale, le président de la République n’est-il pas juge et partie? Ne prête-t-il pas le flanc aux soupçons d’instrumenter la justice pour neutraliser ses adversaires politiques?