Lorsqu’on observe l’état du pays dans lequel on vit, lorsqu’on se penche sur ce court intervalle de notre histoire exagérément qualifié de « transition démocratique », on a parfois l’impression d’être coincés à jamais entre le souvenir certain et l’attente incertaine. En attendant qu’une page se tourne, nous continuons à regarder l’instant présent sans parvenir à en savoir davantage sur notre condition future par le seul jeu de notre expérience ordinaire, de notre réflexion et de notre imagination.
Parce que nous avons tendance à oublier notre dépendance et notre subordination vis-à-vis des esprits protecteurs de la vie, et qu’on ne respecte pas les interdits et prescriptions de ces derniers, les forces occultes entrent alors « en guerre » pour réclamer leur dû. Faute de les apaiser, nous nous exposons à encourir leur malédiction et leur anathème. Dans ce cas, seul un devin qualifié, dispensateur de survie, intervenant à temps, peut nous redonner l’espoir d’une vie longue et paisible pour autant qu’on respecte ses exigences et qu’on s’assure sa bienveillance.
Le vénérable vice-Président de la Banque Mondiale chargé de la région MENA, nous sert à chacune de ses visites, qui n’ont jamais été aussi fréquentes, la même potion amère : prenez garde de ne pas mélanger la réalité et la fiction, fit -il remarquer. Il faut aboutir à un consensus durable entre l’Etat et toutes les parties prenantes pour l’indispensable réforme. Peut-on au moins choisir d’avoir le choix ? Non ! C’est FMI et BM ou le vertige du néant.
Observons d’abord les faits du côté de cette réalité toute crue, humaine, fonctionnelle, sans parti-pris politique ni discrimination. Commençons par l’Etat et le chef de l’Etat. Sa personnalité, déjà complexe par nature, l’a amené à emplir son assiette à ras bord. Il occupe désormais toutes les fonctions généralement dévolues à un gouvernement, interprète en solitaire l’intensification de la crise d’un pays qui vit une situation économique et morale désastreuse par l’idée que la responsabilité n’incombe à personne sinon à l’action planifiée et dissimulée d’un petit groupe secret de « traitres » voire de « terroristes », différents des acteurs apparents.
Il voit partout les signes de leur intervention et leur faculté de nuire. Peu importe l’absence de preuves : ce serait justement l’affirmation de leur puissance dissimulatrice. Il faut dès lors s’armer de la force coercitive : sévir et frapper pour imposer la justice. Pour l’heure, Kaïs Saied a fini par se mettre tout le monde à dos, et les temps sont durs.
Partout où l’État passe ça dégénère
Pour plus de détails, passons maintenant du côté de l’action d’une équipe gouvernementale livrée à elle-même, débarrassée de tout dispositif de contrôle législatif et pour laquelle le cafouillage et l’impuissance sont sa seconde nature.
La situation, devenue hautement précaire de ses membres, accentue leur démobilisation et rend leur action aussi hésitante qu’incertaine. Partout où l’Etat passe ça dégénère : la dégradation du système éducatif, l’insupportable chômage des jeunes et la fuite des diplômés, la ruine programmée des structures administratives, le lourd fardeau d’entreprises publiques en déficit permanent, la disparition d’un grand nombre de PME, la hausse insupportable des prix à la consommation, la crise du logement, la classe moyenne en voie de paupérisation dont on continue cependant à flatter les penchants consuméristes, l’explosion de la délinquance, l’insécurité et le trafic de drogues en progrès, la désorganisation des services publics, les pénuries intermittentes de certaines denrées essentielles et la persistance de la corruption.
En peu de mots, l’apanage des Etats en voie d’effondrement qui attirent de moins en moins de sympathie, donc de soutiens étrangers, et qui donnent de moins de moins en moins confiance aux investisseurs, y compris les nationaux qui les quittent et laissent leur population dans un désespoir sans fin.
A tout cela, il faut ajouter l’incessante agitation politique de nombreux groupes d’opposition à Kaïs Saied qui a pris un caractère « révolutionnaire », ainsi que l’affligeant spectacle de certains de leurs représentants, princes des mots tordus avec leurs discours tapageurs, leurs cruels mensonges, leurs parcours peu flatteurs, mais toujours sans les actions et encore moins les solutions, contrariant tout engagement national et toute politique productive.
A la croisée des chemins
Lorsque l’on observe ce monde dans lequel on vit, lorsqu’on se penche sur notre époque, on a parfois l’impression d’être à la croisée des chemins, d’être coincés entre deux ères de l’Histoire en attendant qu’une page se tourne.
Voyons maintenant les choses du côté de la fiction : plus de croissance et davantage d’emplois plutôt que le déficit extérieur et l’inflation. Une fable alternative qui n’en demeure pas moins accrochée aux années 1970, période pendant laquelle fut développée la théorie que le rôle économique des Etats-nations est une fonction désormais obsolète dont la particularité est qu’elle fait peu de cas du temps et parfois fi de la raison.
Pourtant ça paraît simple,il s’agit tout bêtement de reconnaître que du moment que la montée des acteurs privés au niveau international entraînerait une perte de légitimité de l’action des Etats, il faut faire un choix entre la perte de souveraineté, d’autorité et d’efficacité ou leur décadence.
Or comment s’ouvrir à l’initiative privée, faciliter les procédures, libérer les énergies, redonner confiance, prendre des mesures d’avenir au moment même où le pouvoir se personnalise à tous les niveaux de l’Etat ?
Mettons de côté l’atavisme de grandeur de Kaïs Saied, une lubie qui combinerait le culte de la souveraineté économique et politique. Demeure la nécessité de revoir le rôle du secteur public et l’intervention de l’Etat dans la gestion des entreprises publiques une fois le vaste système d’illusions accrédité par une Centrale syndicale infatuée d’elle-même, qui souhaite aller au-delà de son rôle traditionnel de contre-pouvoir et croit qu’une résistanceaurait encore du sens.
Si l’UGTT veut participer réellement à l’élaboration de la décision politique dans ce domaine, elle doit être capable de dépasser les intérêts catégoriels qu’elle représente et qui assurent sa survie. Nous n’en sommes pas là. Aussi faut-il être attentif aux dangers d’une situation où le pouvoir politique persistera à entretenir avec le pouvoir syndical, et au détriment de celui-ci, un dialogue ambigu et parfaitement illusoire.
Si tout le monde s’accorde à noter l’importance des réformes, les avis divergent pour qualifier leur nature exacte et leur portée de roulement. Certains y voient le signal du début des privatisations, ouvrant de grandes perspectives pour les investisseurs étrangers et nationaux.
Or le gouvernement récuse le terme de privatisation en affirmant que rien n’empêchera l’Etat de maintenir un contrôle sur ses entreprises. Il minimise ainsi l’importance du changement pour l’inscrire dans la continuité d’une ouverture justifiée essentiellement par la nécessité de l’efficience économique : à ses yeux, si les mécanismes peuvent être utiles pour financer la modernisation des entreprises d’Etat, il se doit de les utiliser.
Les entreprises publiques comme un patrimoine collectif
Or comment l’Etat, qui a toujours considéré les entreprises publiques comme un patrimoine collectif, s’y prendra-il pour liquider des secteurs entiers de production et de services qui constituaient jusque-là les principaux éléments de sa puissance ? Comment pourrait-il survivre à cette entorse à la centralisation de l’autorité politique et bureaucratique ? Comment ce même Etat compte-t-il encadrer la crise de l’emploi puisque toute privatisation consiste d’abord à s’attaquer à la lourdeur supposée et la taille de l’administration générées par ses sureffectifs ? Comment ouvriers, agents, cadres réagiraient-ils à ce séisme qui touche aussi bien à leur statut social qu’à leurs conditions de vie et comment évoluerait le rôle des organismes publics et parapublics face à ce « retrait » de l’Etat de la gestion directe de l’économie ?
Lorsque l’économie du pays s’était soustraite du contrôle du pouvoir colonial, l’Etat indépendant a pris une part centrale dans le devenir de la nouvelle société. C’est ainsi que l’Etat était devenu, presque malgré lui, l’unique promoteur du développement économique, social et culturel. Un objectif qui avait pris le pas sur d’autres aspects de l’accès à la modernité, notamment le report sans cesse reconduit du pluralisme politique et de la liberté démocratique. Tout devait alors être sacrifié à l’idéologie du développement.
Dans un tel contexte, rien n’échappa au pouvoir et au contrôle d’une bureaucratie d’Etat dont le champ d’activité ne se limitait pas aux seuls domaines régaliens, mais s’étendait à tous les secteurs. L’Etat était en outre implanté dans les branches les plus dynamiques, et les entreprises publiques, appelées à jouer le rôle moteur qu’on attend de la politique industrielle, produisaient des biens intermédiaires et des biens d’équipement.
L’Etat exerçait en plus un quasi-monopole sur l’eau, l’électricité, le transport public,la poste et télécommunication voire dans le contrôle de certains circuits commerciaux. Dans les rares branches où coexistaient entreprises publiques et privées, comme l’industrie touristique, par exemple, les premières n’ont pas eu un comportement très différent des autres, même si le tourisme privé avait bâti son infrastructure et réussi son expansion – et la fortune de ses promoteurs-, grâce aux subsides de l’Etat.
En définitive, le développement, tel qu’on l’entendait, n’était possible, pour des raisons de ressources, de capacités d’organisation et de gestion de risques, que moyennant la prise en charge par l’Etat de tout ou partie des fonctions nécessaires, même si les erreurs d’appréciation, et c’est un euphémisme, ont été aussi dramatiques que nombreuses.
En matière de ressources humaines, les importantes fonctions de services publics sont remplies par des établissements dont les effectifs en personnel n’avaient cessé d’augmenter. D’ailleurs, aujourd’hui, l’image de ces « masses de fonctionnaires » jugés de moins en moins performants, est bien ancrée dans l’esprit du public. Et pas seulement chez les défenseurs du « moins d’Etat » qui remettent en cause le mode d’organisation, de fonctionnement et de gestion des établissements publics, administration autant qu’entreprises.
Entre le public et le privé, il y a l’usager
L’intention contrainte, bien que toujours incertaine du gouvernement de procéder à la privatisation d’un certain nombre d’entreprises d’Etat, révèle au moins que ce problème n’est plus tabou. Car entre le public et le privé, il y a l’usager, dont la structure d’esprit a toujours été ambivalente : une dans son inspiration, et double dans son expression.
Dans sa conscience de contribuable, il sera attentif au mode de gestion des deniers publics, aux objectifs d’efficacité, de productivité, de compétitivité toujours plus élevés exigées des entreprises publiques et l’incapacité constatée de leur difficile adaptation à un monde en perpétuel changement, donc à leur rentabilité autant qu’à leur endettement.
En revanche, dans sa conscience d’usager, ce qui lui importe le plus c’est avant tout le prix des prestations et, accessoirement, la qualité de service (confort et courtoisie de l’accueil, pratiques vestimentaires des employés dans leur contexte professionnel, capacités d’écoute, possibilités de recours, etc.).
Qu’il soit l’un ou l’autre, ou les deux, l’usager se retrouve en bout de piste doublement pénalisé : par la dégradation du service public et l’incessant déficit des entreprises d’Etat, ainsi que par l’esprit routinier et la fonctionnarisation qui se serait emparé des employés des entreprises privées.
La question de l’usager et du consommateur du service public, se trouve à l’intersection du droit public et privé. Faut-il appliquer le droit de la consommation issue du droit privé et jugé éminemment protecteur dans les relations qu’entretiennent professionnels et consommateurs, à la relation du service public emblématique de l’idéologie du droit public ? Economie d’échange ou économie de don ?
Il y a une extension inéluctable du droit de la consommation aux services publics, ce qui implique une contestation de leur régime juridique (l’administration a toujours raison).
Cette extension du droit de la consommation aux services publics est justifiée par la notion d’intérêt général fondée sur le jeu des intérêts particuliers et par l’assimilation d’une part de l’usager au consommateur et d’autre part du service public au professionnel.
Il faut rappeler par ailleurs, qu’en matière de gestion financière, les entreprises publiques n’ont jamais eu vocation de réaliser des taux de marge élevés, d’être rentables, mais d’assurer avant tout la continuité du service public, l’égalité de l’administration envers les usagers et la considération attentive à leur pouvoir d’achat.
Sauf que la dégradation des prestations, les relations infectes avec les usagers, l’aggravation de leur endettement, l’absence de toute perspective d’autofinancement compte tenu de leurs frais financiers en personnel pléthorique particulièrement lourds, et au caractère insuffisamment rémunérateur des prix malgré une position de monopole, en font les victimes du « cercle vicieux » de l’économie de la dette du fait de l’importance de leur masse salariale, des petits larcins des agents, de la corruption, du non-paiement ou d’arriérés de paiement de factures par l’Etat ou autres collectivités publiques.
Les conséquences de la mondialisation
Le bon sens suffit à dire que l’on ne peut évaluer les performances des entreprises du secteur public en termes de critère de rentabilité que si celui-ci en constitue leur objectif exclusif.
Or il faut reconnaître que les facteurs non économiques : absence de croissance, contexte économique dégradé, climat social détestable, insécurité permanente, la nature même du régime qui rend impossible toute réforme, affectent la rationalité économique et, par suite, ne sont pas ou pas principalement de la responsabilité de l’entreprise déficitaire et empêchent l’optimisation de la gestion de sa trésorerie.
L’action administrative et économique de l’Etat s’est accrue, mais elle est en même temps débordée par les conséquences de la mondialisation, de la globalisation des échanges, de l’élargissement du rôle de la société civile, et des conquêtes d’un individualisme consumériste.
Défi, compétition, image de soi, ont en effet bouleversé sensiblement et fait évoluer le sentiment d’appartenance à l’organisation entrepreneuriale. Or, ils se retrouvent le plus souvent confrontés à des forteresses corporatistes, défendues bec et ongles par l’UGTT ou le patronat, ainsi qu’aux mœurs de rond-de-cuir hérités du passé et contre lesquels ils ne peuvent rien. Cela décourage forcément, mais on finit par s’y faire.
La grande vague du « moins d’État »
Dans la grande vague du « moins d’Etat » qui déferle sur le monde, le secteur public est aujourd’hui partout mis en accusation, remis en cause comme un mode d’organisation éculé de fonctionnement des systèmes productifs.
Si la question de la réforme du secteur public réapparaît aujourd’hui avec plus d’acuité, c’est en rapport avec le lourd déficit budgétaire du pays, obligé d’implorer l’assistance des institutions financières internationales. Dans la mesure où l’on ne peut plus invoquer les motifs idéologiques, s’intéresser aux objectifs de service public ne suffit plus à légitimer le recours inévitable au statut étatique.
La relation de causalité entre le poids du secteur public et ses mauvaises performances deviennent alors tellement évidentes qu’aucune justification de son maintien n’est justifiable.
Au-delà du fait que la cession des entreprises devrait représenter une source financière appréciable pour l’allègement des charges publiques et baisser leur niveau d’endettement, qui fait qu’une nation cesse d’être souveraine, celles-ci sont devenues depuis 2012 des établissements de non-droit, dont les arguments rencontrent un écho auprès de certains mouvements politiques qui considèrent que dépenser plus que ce que l’État prélève va de soi.
« Les problèmes liés à la privatisation se retrouvent immanquablement au centre du débat politique et social et les bailleurs de fonds reviennent à la charge avec moins de mansuétude »
La construction d’un État démocratique
Il s’avère toutefois extrêmement difficile d’avoir une politique de fuite en avant et de continuer à vouloir protéger coûte que coûte un secteur moribond qui régit pourtant des pans vitaux de l’économie.
Cependant, l’alternative n’est pas rassurante non plus. La montée en gamme et le positionnement sur les produits de qualité sont censés relever de l’initiative privée.
Or là aussi on constate que non seulement peu d’efforts d’investissement sont réalisés, mais qu’à chaque fois appel est fait à l’Etat pour se protéger de la concurrence étrangère, bénéficier de crédits et se voir attribuer un ensemble d’avantages en matière d’impôts et taxes, prix, infrastructures, tout en restant confronté aux mêmes exigences et difficultés que connaît le secteur public.
« En fait, le secteur privé n’arrête pas de jouer à l’enfant gâté d’une république bienveillante, et rechigne à s’exposer à la précarité de l’emploi et aux dures exigences de la rentabilité »
La construction d’un Etat démocratique, passe par l’engagement de nouvelles réformes économiques, l’adoption d’une série de lois et l’abrogation de certaines encore en vigueur mais qui entrent en contradiction avec les nouvelles réalités. Dans un pays où tous les pouvoirs, y compris celui de juger, sont entre les mains du chef de l’Etat, la démocratie n’est aujourd’hui qu’une démocratie d’opinion d’une société civile en réseaux.
La rapidité et l’ampleur de ces changements accentuent le clivage entre défenseurs du secteur public et laudateurs du secteur privé, chacun porteur d’arguments spécifiques. Tout cela rend plus que jamais nécessaire une solution urgente qui risque fort de ne donner encore lieu à de vaines et épuisantes arguties. En attendant…