Bien sûr, il faut prendre le mot « décapitée » dans sa signification politique. L’acceptation commune du mot décapiter signifie séparer la tête du corps. En politique cela signifie isoler la direction officielle ou secrète du parti islamiste de ses cadres et militants. Ce qui est presque terminé, même si Rached Ghannouchi continue de faire semblant que la situation est sous contrôle et persévère dans sa fuite en avant. Ce qui est sûr, c’est que Ennahdha, parti dit politique, a perdu toute influence sur le cours des évènements.
Le processus a commencé avant même l’arrestation de ses principaux dirigeants et activistes. Les arrestations de MM. Laarayedh, Bhiri, Jlassi, Ben Salem, Aamari de Benguerdane, qui seront suivies par d’autres, sous différentes accusations ont eu pour effet la neutralisation effective du potentiel opérationnel de la nébuleuse islamiste, qui s’étend au-delà du parti politique Ennahdha, pour englober, el-karama, des individus appartenant aux comités « de défense de la révolution » et pour toucher aussi le bouclier politique qui regroupe des micro-partis ; ainsi que des personnalités, constituant ce qu’on a appelé cyniquement « Le front de salut ».
Le coup de grâce
Notre propos, bien sûr, n’est pas de nous substituer à la justice qui, quelles que soient les critiques qu’on puisse lui adresser, reste la seule qu’on a. Ainsi, M. Bhiri, ex ministre de la justice de la Troïka, ne criait-il pas chaque fois qu’Ennahdha était accusé, et à l’encontre de ses adversaires : « Adressez-vous à la justice! » Tellement, il était sûr que cette justice était sous son contrôle! Sauf que le destin en a décidé autrement.
Cette même justice lui demande aujourd’hui à lui et à ses frères des comptes. Quant aux procédures et aux méthodes employées par celle-ci, elles ne sont pas nouvelles et lui-même en a fait usage. Faut-il demander à la justice ce qu’elle n’a pas, puisque elle n’a jamais subi de réformes en profondeur?
Mais ce qui nous intéresse dans ces propos, c’est bien le volet politique. On peut dire sans risque de nous tromper que pour le parti politique Ennahdha « the game is over ». Sauf que quand il s’agit des Frères musulmans le parti, n’est pas la Jamaa, sorte de communauté parareligieuse qui opère comme une secte, transnationale, aux ramifications multiples et qui a une multitude de tentacules, sous forme d’autres partis et d’associations diffuses dans le tissu social. Le cas égyptien offre un exemple parfait pour les chercheurs, qui s’accordent tous à dire qu’il y a même des structures paramilitaires et des « organisations secrètes ».
La justice tunisienne enquête quant à elle sur ce genre de ramifications secrètes et dangereuses. Comme pour l’affaire Instalingo, l’association parrainée par H. Jbali. Mais aussi d’autres réseaux politico-mafieux comme celui découvert récemment et qui est chapeauté par un ex député d’Ennahdha à Benguerdane. Ainsi, ce dernier est soupçonné de contrebande, trafic de devises et d’avoir joué un rôle dans les évènements qui ont eu lieu dans cette ville attaquée par des groupes armés de Daech. Puisqu’il a été arrêté par l’armée à l’époque devant une caserne avec un téléphone satellitaire « thourayya » interdit en Tunisie. La justice de Bhiri l’avait à l’époque lavé de tout soupçon puisqu’il bénéficiait aussi bien de l’immunité parlementaire que de la protection d’Ennahdha. Juste après son arrestation d’autres membres de son réseau furent arrêtés.
Ce qui est certain, c’est que ces dernières arrestations de dirigeants historiques du mouvement islamiste ont constitué le coup de grâce qui va le paralyser. La non arrestation de Rached Ghannouchi, malgré les graves chefs d’accusations lancés contre lui par le Parquet, n’empêchera pas son parti de se disloquer. Alors que plusieurs de ses anciens lieutenants ont déjà quitté le navire, sentant l’arrivée de l’orage dévastateur. Mais ils n’en continuent pas moins à constituer pour lui un précieux soutien.
La planche de Salut de Ghannouchi
Dans la tête du chef d’Ennahdha, la dernière planche de salut est justement ce qu’il a intitulé le Front de Salut national. Or, notamment grâce à ses sorties médiatiques malheureuses et provocatrices, et comme un naufragé qui se débat avant d’être englouti par la vague, il a entrainé la planche sur laquelle il tente d’échapper de la noyade vers les profondeurs.
En effet, les dernières arrestations visent des politiciens sous l’accusation de « complot contre la sécurité de l’Etat ». Et quelque soit l’issue de ce procès, que l’accusation soit juste ou tendancieuse, elles vont priver le gourou islamiste d’un de ses plus importants boucliers politiques. C’est une perte sèche pour lui, car sa capacité de manœuvre va être encore plus limitée. D’autant plus qu’il est clair que cette formation créée en personne par Rached Ghannouchi avec quelques figures politiques n’a aucune capacité à mobiliser les foules.
D’ailleurs, la manifestation que cette formation a tenté d’organiser ce 5 mars n’a pas drainé les masses. Bien sûr ses leaders ont prétendu que c’est parce qu’elle était interdite que les gens ne se sont pas déplacés! Mais quand bien même elle était interdite, cela n’explique pas la désaffection des citoyens, qui nous le savons, ont tourné le dos à toutes formes d’agitations dont ils ne voient ni l’intérêt pour eux, ni l’efficacité à défendre des causes strictement politique.
La mode des protestations est bien derrière nous, le peuple ayant été berné plusieurs fois, en plus par les mêmes personnes, n’y croit plus. En outre, il a d’autres chats à fouetter, comme se procurer suffisamment de sucre, de café, de lait, de riz et même de pâtes; mais surtout de dinars pour affronter le mois saint du Ramadan. Tout en s’inquiétant de l’avenir de ses enfants qui risquent d’avoir une année blanche.
Le soutien extérieur s’affaiblit
La dernière visite officielle du premier ministre qatari en Tunisie a fait couler beaucoup d’encre quant à son objectif réel. Certains médias ont parlé d’un deal possible avec le pouvoir pour laisser R. Ghannouchi quitter la Tunisie. Et ce, en contrepartie d’une aide financière conséquente et l’arrêt des campagnes médiatiques notamment celles de la chaine al-Jazira contre la Tunisie qui sentent le souffre et l’intox à plein nez. Mais rien ne nous autorise à confirmer cette thèse pour le moment. Car R. Ghannouchi est plusieurs fois interdit de voyage pour des dossiers trop lourds et nous ne pensons pas que les autorités tunisiennes acceptent un tel accroc à la souveraineté du pays.
D’autre part la justice continue à traduire et à envoyer en prison les principaux leaders du parti islamiste ainsi que ses alliés. Cela, d’autant plus que dans quelques semaines sera conclu l’accord avec le FMI et d’autres partenaires. Par conséquent, la question financière sera partiellement et provisoirement réglée.
Quant au Qatar, ses intérêts avec la Tunisie dépassent les seuls rapports qu’il entretient avec Ennahdha, d’autant plus que le protecteur de Ghannouchi, l’innommable Qardhaoui est bien mort et enterré. Bien sûr, Ghannouchi reste une boite noire à « protéger », mais c’est une carte politique définitivement grillée pour l’Emir de ce pays.
Par ailleurs, le rétrécissement du soutien international aux islamistes tunisiens est clair même du côté américain où il y a leurs traditionnels sponsors; hormis quelques sénateurs touchés par le lobbying d’Ennahdha. Du côté de l’administration américaine, le temps est aux arrangements et aux pressions « soft ». L’Amérique n’est pas prête à s’embrouiller avec un allié stratégique. Surtout au moment où la guerre d’Ukraine risque de prendre un tournant négatif pour elle avec l’entrée de la Chine dans la danse, pour des histoires de droits de l’Homme et de libertés politiques, dont on sait combien elle les respecte lorsque ses intérêts sont en jeu.
Tous les autres pays occidentaux raisonnent de la même façon et il n’y a pour se convaincre que de lire le rapport de l’UE européenne sur la Tunisie. Lequel prône une séparation entre la question politique relative au « processus démocratique » et les questions économiques et financières, notamment le soutien de la Tunisie dans les instances financières internationales. L’Europe a plus que jamais besoin d’une Tunisie stable sur ses frontières sud.
S’il est vrai que la presse occidentale a procédé à une levée de bouclier après les récentes arrestations, les chancelleries étaient beaucoup plus discrètes que d’habitude, intérêts obligent. En tout cas, aucun ambassadeur n’a effectué une visite à Rached Ghannouchi chez lui. Et même le nouvel ambassadeur américain semble avoir mis de l’eau dans son vin. Tant mieux, lavons notre linge sale entre Tunisiens!