Si le débat sur la légitimité de la nouvelle assemblée nationale avait un sens, avant et après les dernières élections législatives, il n’a plus aucune valeur politique après son installation officielle et l’élection de ses structures.
Que les députés actuels à l’Assemblée des représentants du Peuple soient généralement mal élus, parce que seulement 11% des électeurs se sont déplacés le jour du scrutin. Cela est un fait indéniable. Mais ce qui est encore plus indéniable, c’est que ce sont ces mêmes députés qui vont légiférer pour nous et qui vont décider de l’avenir de notre pays, au moins de la nature des lois qui vont le diriger. Ainsi a voulu le rapport des forces qui s’impose à notre pays. Et la vraie politique est bien celle du possible, contrairement à l’idéologie qui ne peut être qu’une utopie.
Un parlement, c’est un pouvoir législatif d’abord
Depuis la première constituante qui a donné la première constitution à la République, la chambre des représentants, (ou majlis al oumma), et jusqu’à la seconde constituante de 2011, cet organisme, a toujours été dominé, soit par un parti unique et précisément le Néo-Destour, soit par le parti dominant (RCD). Et le parlement n’a jamais été réellement pluriel. Ça, c’est un fait de l’histoire. Cela n’a pas empêché que la Tunisie est le pays qui a eu la législation la plus progressiste et avant-gardiste du monde arabo-musulman et même du tiers monde.
On ne peut pas dire aussi, en dehors du vote qui a donné la première constituante, uniquement composée de Destouriens, donc des membres d’un seul parti, que la population tunisienne votait massivement. Pourtant majlis al oumma (Conseil de la Nation), ou l’Assemblée nationale était considérée comme faisant partie des institutions légitimes de l’Etat, sur le plan intérieur et extérieur.
Cela sera pareil pour la nouvelle Assemblée, même si elle est mal élue. Ce que l’ensemble des oppositions à KS n’ont jamais voulu comprendre, car toutes tablaient sur un autre scénario, dont nous avons suffisamment parlé dans nos articles précédents.
Elles se sont trompées de diagnostic politique. Elle ont manqué d’approche réaliste et elles vont le payer très cher. Elles vont tout simplement être plus marginalisées que jamais et seront réduites à des groupuscules politiques de contestation. Ce qu’elles sont en train de devenir. Leur faute c’est de ne pas avoir accepté le jeu imposé unilatéralement par KS et d’avoir boycotté les élections.
« Que les députés actuels soient généralement mal élus, parce que seulement 11% des électeurs se sont déplacés le jour du scrutin »
Se cachant derrière le slogan, que KS est « illégitime », ce qu’il n’est pas, ces oppositions ont appliqué le principe sophiste, « A pisse accroupi, le chien pisse accroupi, donc A est un chien ». Elles vont payer chèrement le prix de leur sophisme, et ont ouvert la porte à la pensée unique en croyant lutter contre elle.
Rappelons aussi que pendant le règne de Bourguiba et de Ben Ali, les oppositions radicales représentées par l’extrême gauche et les islamistes tenaient le même discours nihiliste à propos du parlement. Ce qui ne les a pas empêchées lorsqu’elles ont été au pouvoir pendant la décennie noire de conserver totalement l’arsenal juridique, sans y ajouter quoi que ce soit d’important. Et plus que ça, d’utiliser le même arsenal répressif des ces lois contre leurs opposants et notamment contre les Destouriens et les ministres et hauts fonctionnaires de Bourguiba et Ben Ali.
Par une des ruses de l’histoire, certains deviennent les victimes de ces mêmes lois. Tout cela pour dire qu’une des tâches de la nouvelle assemblée doit consister à purger cet arsenal de son côté répressif qui permet à n’importe quel juge d’instruction d’envoyer un suspect derrière les barreaux, sans avoir des preuves irréfutables, se basant uniquement sur son « pressentiment ». En France, par exemple trois juges d’instruction qui travaillent sur le dossier séparément, doivent obligatoirement tomber d’accord pour envoyer un accusé en détention préventive ; et tout cela, sous le contrôle du Parquet. Il est plus urgent de se pencher sur les excès répressifs de nos lois en vigueur que de se lancer dans des nouvelles aventures à caractère législatif.
Pluralisme effectif et multipartisme
Il est indéniable que la nouvelle assemblée est plurielle et qu’elle est multicolore parce qu’on y retrouve tout le spectre idéologique qui compose le paysage politique tunisien. Sauf que la carte politique actuelle et réelle a changé énormément, comparée à celles de 2019, 2014 et 2011. Quoi de plus normal? Que ce changement eut lieu grâce à un processus contesté par ceux là même qui en furent les victimes, soit! Et qu’il fût la conséquence d’une démarche non inclusive imposée unilatéralement par le Président de la République, cela aussi est vrai. Que cette assemblée entame ses travaux dans un environnement politique marqué par des procès successifs de plusieurs dirigeants de l’ancienne classe politique, et dans un environnement économique et social catastrophique, cela personne ne peut le nier. Mais la meilleure façon de sortir de cette crise n’est-t-elle pas de faire en sorte que ce parlement se transforme en un outil pour dépasser la crise au lieu d’en constituer un élément de blocage?
« La meilleure façon de sortir de cette crise n’est-t-elle pas de faire en sorte que ce parlement se transforme en un outil pour dépasser la crise au lieu d’en constituer un élément de blocage? »
Il est certain que les partisans inconditionnels du Président de la République sont extrêmement minoritaires dans cette nouvelle assemblée. Et ce, comme l’a démontré le vote pour élire le Président et les vice-présidents. Il est encore plus significatif que cette première chambre soit en grande partie constituée de destouriens, rcédistes, nidaïstes ou indépendants et qui appartiennent à la grande famille nationaliste qui a dirigé le mouvement national et mis les fondements de l’Etat moderne. Et cela n’en déplaise aux opportunistes de tout poil, pseudo-démocrates islamistes ou pseudo-libéraux n’est en soi qu’un juste retour des choses. C’est même le signe que l’on se dirige vers le retour de l’Etat et le rôle du nouveau parlement c’est d’arrêter l’hémorragie qui frappe l’Etat depuis la « révolution » des islamistes, qui a détruit l’œuvre de Bourguiba et des fondateurs de la République.
« Il est certain que les partisans inconditionnels du Président de la République sont extrêmement minoritaires dans cette nouvelle assemblée »
La légitimité réelle de cette institution viendra de sa capacité à légiférer pour sauver l’Etat et pour permettre de restaurer son autorité sur l’ensemble du territoire et abolir les lois qui ont facilité son écroulement. Le rôle d’un parlement n’est pas seulement le contrôle du gouvernement qui n’est que l’une de ses prérogatives ou lancer des motions de censure pour le faire tomber. D’ailleurs le pays a plus que jamais besoin de stabilité gouvernementale, après dix années d’instabilité chronique.
Les investisseurs étrangers ont besoin de stabilité sociale et politique avant qu’ils ne se décident à mettre leurs capitaux en jeu. Et le rôle du parlement c’est aussi de légiférer pour créer un environnement qui incite à l’investissement, dont la paix sociale qui passe immanquablement par le dialogue entre le gouvernement et les syndicats.
Alors, il faut que le nouveau parlement rompe radicalement avec le laxisme médiatique qui a caractérisé les anciennes assemblées. Une vraie accréditation délivrée uniquement aux vrais professionnels des médias publics et privés, en excluant les chercheurs du buzz, pour corriger l’image catastrophique qui avait prévalu le long de ces dernières années. Un bon règlement intérieur doit aussi amener les députés à respecter leurs électeurs ainsi que le peuple tunisien. L’on ne doit plus assister à des mascarades et des clowneries qui ont transformé l’hémicycle en champ de bataille entre gladiateurs qui se livrent en spectacle pour racoler des voix à leur parti politique.
« Les investisseurs étrangers ont besoin de stabilité sociale et politique avant qu’ils ne se décident à mettre leurs capitaux en jeu »
D’autre part, s’il est vrai que les anciens partis politiques qui avaient dominé la scène politique et médiatique ne sont pas représentés au niveau de l’assemblée, pour les raisons que l’on sait, il est certain que de nouveaux partis vont émerger de cette assemblée et que des groupes parlementaires seront formés ou pas. Les regroupements politiques sont plus importants que les groupes parlementaires et mieux structurés. Tout en sachant que la Constitution de 2022 n’exclut pas la formation de telles entités qui servent dans les vielles démocraties à faciliter le travail de l’assemblée.
Un chantier énorme attend cette institution mais rien n’est joué d’avance. Elle peut reconquérir une certaine légitimité que les urnes lui ont refusée à cause du taux de participation au dernier scrutin extrêmement faible. D’ailleurs ce n’était pas les députés proprement dit qui avaient été la cible de ce désaveu ; mais plutôt l’ancienne classe politique, qui connaît maintenant les déboires que l’on sait. Ainsi avance l’histoire!