Les pommes à 4,500 DT et les bananes à 5,500 DT ! C’est le slogan ramadanesque du ministère du Commerce. Un véritable tour de passe-passe de la bureaucratie administrative ! Sauf qu’à ce prix, les pommes seront miniatures et partiellement pourries. Le prix payé aux agriculteurs étant inférieur à leurs coûts de revient, vendre les pommes à ce tarif leur fait perdre de l’argent. Autant les utiliser pour engraisser le bétail impacté par le manque d’herbe. Quant aux bananes, dont la baisse des volumes mondiaux a entraîné une augmentation des cours dans le monde entier, elles restent un fruit de luxe à la portée d’une catégorie limitée de consommateurs. Les vendeurs n’osent même pas crier leur prix, ni leur nom d’ailleurs, et préfèrent le chuchoter aux acheteurs potentiels qui le demandent. C’est avec de tels bricolages que le gouvernement compte apaiser la grogne sociale et pallier les déboires d’un Etat démocratique de droit.
Aux annonces excessivement saugrenues et ridicules en matière de politique de prix des fruits et légumes, comme si les bananes et les pommes allaient améliorer l’ordinaire d’une majorité de gens qui peinent à accéder à l’essentiel, s’ajoutent les nouvelles conceptions de la politique. En la matière, rien ne sert de condamner ni de se désoler. Mieux vaut essayer d’y voir plus clair.
Pour faire simple, la Constitution de 2022, très personnelle, élaborée sur l’inspiration, paisiblement, en une douce quiétude, sans discussions ni débats, avait pour principal objet de renforcer le pouvoir du chef de l’Etat et d’affaiblir celui de tous les autres.
Pour les élections de la nouvelle Assemblée, il suffisait simplement de faire naître de toutes parts des vocations innombrables de futurs gogos, des candidats inconnus du public qui seraient, une fois élus, totalement à la solde de l’exécutif, siégeant dans une enceinte qui ne rassemble ni perdants ni gagnants.
« C’est avec de tels bricolages que le gouvernement compte apaiser la grogne sociale et pallier les déboires d’un Etat démocratique de droit »
D’où l’indifférence générale exprimée par le déficit inégalé du taux de participation suite au boycottage des élections par la majeure partie des formations politiques.
D’où également l’absence d’intérêt pour un scrutin se déroulant sans campagne et sans débats sur les enjeux sociaux et économiques et, partant, totalement indépendant des variables sociales et politiques caractérisant la société dans laquelle il se produit.
Cela fait que les 11% d’inscrits qui s’étaient quand même déplacés, qui étaient enserrés dans un réseau de pesanteurs de classe, de religion, d’appartenance clanique, familiale ou de quartier en l’absence de toute offre programmatique disponible, ont fait leur choix d’une façon purement individualiste.
D’où le détachement constaté dans l’opinion publique pour une session inaugurale silencieuse et attendrie qui s’est déroulée sans large couverture médiatique.
En général, dans une démocratie, l’ouverture de l’élection à l’arbitrage du peuple implique l’accès de tous les citoyens à la candidature. Pourtant cela a été accompli en dépit du bon sens autant que des principes institutionnels.
En l’absence d’appareils politiques installés, qui établissent la liste des candidats aptes à concourir, foisonnent des prétendants en creux des catégories populaires qui n’appartiennent pas à des mouvements ou partis derrière lesquels se regroupent généralement certains groupes sociaux unis par une idéologie commune et réunis autour d’un programme politique qu’ils souhaitent voir mettre en œuvre.
« Dans une démocratie, l’ouverture de l’élection à l’arbitrage du peuple implique l’accès de tous les citoyens à la candidature. Pourtant cela a été accompli en dépit du bon sens autant que des principes institutionnels »
En Tunisie, les partis politiques ayant été discrédités et neutralisés suite à la dissolution du parlement et la poursuite en justice de certains de leurs dirigeants, ne restait plus que des candidats libres, des représentants du « bon peuple » appelés à concourir individuellement, sans nom, sans affiliation affichée, sans faire paraître leurs portraits sur les panneaux électoraux, sans tenir des réunions publiques et qui, moyennant un certain nombre de parrainages, faisaient valider leurs candidatures.
Aussi, nul ne demandera à ces prétendants à la députation, naturellement réfractaires aux discours des élites établies et qui puisent leur engagement dans leur vécu, s’ils ont déjà exercé des responsabilités gouvernementales ou administratives, s’ils sont capables de faire prévaloir l’intérêt général sur les intérêts catégoriels ou individuels, s’ils possèdent une stature suffisante pour être en mesure de s’identifier à l’Etat.
On ne leur demandera pas non plus s’ils ont un programme à défendre ou s’ils incarnent un projet de société du moment qu’il n’y a ni campagne ni débats. Moyennant certaines conditions, peu contraignantes, chacun d’eux tentera alors sa chance pour représenter le peuple et conduire ses concitoyens à être immédiatement heureux.
Dans la vision de Kaïs Saïed ces élus sont associés à une image floue de marginalité. Ce sont les mal-logés, les sans-soins, les inquiets, les abandonnés, les tracassés, les mal-payés ou les accablés.
C’est tout ce peuple qu’il juge comme ayant été délaissé par les partis des notables. Le voilà donc investi de la mission d’incarner le parti des mécontents, le porte-voix de tous ceux qui, à quelque couche de la société qu’ils appartiennent, vivent dans l’oppression quotidienne des politiciens alliés à la bourgeoisie d’affaires, aux spéculateurs, aux trafiquants et qui sont de plus en plus nombreux à lutter contre les lois fabriquées par des technocrates tout puissants.
Elus, ils seront d’emblée la voix de leurs semblables, les porte-paroles de ceux qui ne pouvaient pas s’exprimer et n’avaient pas de représentants dans les partis traditionnels pour résoudre leurs problèmes quotidiens.
Or, ne serait-ce que de par l’insignifiant taux de participation, de par le fait qu’ils soient portés à défendre des intérêts particularistes, de catégories ou de minorités et ne sont guère porteurs d’un intérêt général, ces représentants du peuple ne seront jamais considérés comme des candidats à part entière, ni par le monde politique, ou ce qu’il en reste, ni par les médias. Ils gardent leur posture d’électeurs propulsés candidats par hasard.
« En Tunisie, les partis politiques ayant été discrédités et neutralisés suite à la dissolution du parlement et la poursuite en justice de certains de leurs dirigeants… »
Cependant, et dans la mesure où, une fois élus, ces députés qui n’ont jamais exprimé leur adhésion ou leur opposition au pouvoir en place, ne peuvent pas rester livrés à eux-mêmes. Il leur faut une tête pensante, un leader charismatique qui attend un ralliement massif de ceux qui étaient les « exclus », les fractions sociales les plus durement touchés par la crise sociale.
Deux années de stigmatisation des élites qui cherchaient à mobiliser le peuple contre ses propres intérêts ; deux années à pointer du doigt les démagogues de tout acabit qui savaient gagner les plus crédules aux arguments qu’ils proposent ; deux années à étouffer les entrepreneurs politiques dont il dénonce volontiers l’inanité des programmes et l’incapacité de les mener à bien.
Cela avait fini par susciter chez ces candidats-députés une anomie et une insatisfaction politique durable les rendant disponibles pour le moins démocratique.
Grâce à ces nouvelles élections qui exaltent le peuple comme seul détenteur de la vérité et dès lors qu’il se retrouve dessaisi du pouvoir qu’il détenait jusqu’ici d’édicter les lois comme bon lui semble, Kaïs Saïed, inhibé par son caractère introverti et sa propension à l’exercice solitaire du pouvoir, agira, en matière d’initiative législative, par l’intermédiaire d’un féal et serviteur dévoué à qui il a concédé le fief de l’ARP.
C’est que le peuple, à l’inverse du leader, ne comprend pas bien l’importance des élections et n’est pas protégé, simplement par incompétence, des tentations pour les solutions à courte vue et dangereuses de ses représentants.
« Cela avait fini par susciter chez ces candidats-députés une anomie et une insatisfaction politique durable les rendant disponibles pour le moins démocratique »
D’ailleurs et à l’adresse de ces naïfs fraîchement élus, qui envisageaient la constitution de groupes parlementaires, réunis en fonction de leurs affinités et disposant de prérogatives particulières dans le cours de la procédure législative, le président de l’ARP a rappelé que l’Assemblée doit au contraire fonctionner comme un seul groupe, telle une famille unie et homogène qui serait apparentée à la seule doxa présidentielle qui s’impose à tous sans discussion ni débats.
Il y aurait là assurément une façon d’éliminer les obstacles qui peuvent bloquer un beau mécanisme, celui d’un populisme qui s’affiche dès lors comme apolitique ou même antipolitique et compense l’abandon de cette référence par la promotion de références de substitution : souveraineté nationale, lutte contre la corruption, développement local et entreprises citoyennes et même ethnicisme, entretenues par un discours de redondance des aspirations populaires jugé plus approprié pour faire face aux crises qui frappent les médiations politiques.
Cette version d’un populisme de gouvernement devient alors une technique de mobilisation qui oppose à une communauté politique institutionnalisée gravement affaiblie l’appel à un peuple critiquant les errements des institutions censées le représenter et l’organiser.
Et pour que le peuple se fasse entendre, il faut qu’il trouve des moyens d’expression directe, qu’il prenne enfin la parole par-dessus tout : les cours constitutionnelles, les corps intermédiaires, les autorités indépendantes, y compris l’autorité judiciaire que personne ne peut théoriquement s’approprier parce qu’elle est un pouvoir fondamental de la démocratie.