L’actualité, ces derniers jours, est dominée, et pas que cela, par les craintes que suscite la hausse des prix. L’inflation est désormais à deux chiffres. Un triste record de 10.4% pour le mois de février et selon toute vraisemblance, le pire est encore à venir.
Le match de l’Economiste Maghrébin du mois de mars reviendra sur le phénomène. Comment en est-on arrivé là ? A qui la faute ? L’inflation serait-elle une fatalité ? Peut-on s’en sortir ? Le face-à-face entre M. Ridha Chkoundali, professeur universitaire en sciences économiques, et M. Mohsen Hassan, expert en économie, ancien ministre du Commerce, est lancé et le débat est engagé. Tous les deux nous donnent les esquisses d’une réponse via des analyses affinées quant à l’impact de la hausse des prix sur le pouvoir d’achat, la compétitivité de nos entreprises et leurs capacités concurrentielles.
INFLATION : LES CAUSES Avant de chercher des solutions, faut-il d’abord faire le diagnostic et surtout savoir comment on en est arrivé là. Comment expliquer cette inflation galopante. Entre les causes conjecturelles et les causes structurelles, nos intervenants nous brossent le tableau.
Ridha Chkoundali (R.C.) :
Une politique monétaire inadéquate.
En vérité, nous venons d’entamer un virage dangereux. L’inflation en Tunisie n’est plus conjoncturelle, elle est devenue structurelle. Jusqu’à il n’y a pas si longtemps, l’inflation était en dents de scie. Or, depuis maintenant près de deux ans, depuis juillet 2021 plus précisément, elle n’a cessé d’augmenter. La progression est désormais linéaire. Elle frappe le système de production.
Je note, en deuxième lieu, qu’avant 2016, une politique monétaire prudente a été adoptée, avec l’augmentation des taux d’intérêt pour combattre l’inflation. Cette dernière était alors de l’ordre de 3%. En d’autres termes, depuis 2016 à ce jour, et malgré l’adoption de cette politique, le taux d’inflation a plus que triplé pour atteindre au mois de février 10.4%. C’est là la preuve irréfutable que cette politique monétaire n’est pas forcément la bonne pour combattre l’inflation.
En fait, à la BCT, l’approche est la suivante : on augmente le taux d’intérêt pour diminuer la consommation, notamment des produits importés, et limiter le déficit commercial et garder ainsi un dinar assez fort. Il s’agit en d’autres termes de limiter l’inflation importée.
Or, si on étudie de plus près ce déficit commercial, on verra que pour près de 40%, il concerne l’énergie. Le reste, c’est essentiellement de la matière première et des produits d’équipement, alors que les produits de consommation ne représentent pas plus de 5%. Les familles tunisiennes ne sont pas responsables du déficit commercial, donc, elles ne sont pas responsables de l’inflation. Il est évident aujourd’hui que cette inflation galopante est due à l’excès des emprunts de l’Etat auprès des banques tunisiennes. Ces emprunts ont eu comme conséquence l’injection de liquidités dans l’économie, sans contrepartie en termes de production. L’inflation n’est donc pas monétaire. C’est l’impact du coût des emprunts. Le problème est là. Cela dit, je veux relever un fait. Cette inflation de 10.4% n’a aucune signification pour le Tunisien lambda. Ce qui est vital pour lui, c’est remplir son couffin. Ce qui est important pour lui, ce sont les prix des viandes rouges et blanches, de l’huile végétale, des fruits et des légumes. Or, pour tous ces produits, l’inflation est de l’ordre de 25%. C’est ce taux d’inflation que le Tunisien ressent réellement. C’est un taux qui ne va pas cesser d’augmenter, surtout après l’application très prochaine de la loi de finances 2023 et la levée des subventions sur certains produits tels que le carburant. Il y aura aussi l’augmentation de la TVA, ce qui va se répercuter directement sur les prix. Et bien sûr, cerise sur le gâteau, si on n’arrive pas à finaliser l’accord avec le FMI, il y aura plus d’emprunts intérieurs, donc plus d’inflation.
Mohsen Hassan (M.H.) : Il y a surtout la spéculation Cette hausse durable de l’inflation en Tunisie était prévisible. Dans un récent communiqué, la BCT a annoncé que le taux d’inflation devrait être de près de 11% en 2023, contre un peu plus de 8% durant l’année 2022.
Cette tendance haussière est en grande partie due à la hausse des produits alimentaires. Le 28 février, ceux-ci ont augmenté de 2.6% par rapport au 31 janvier. Sur toute l’année et en glisse[1]ment annuel, l’augmentation des prix des produits alimentaires est de l’ordre de 15.6%. Je mentionne, à ce niveau, que cette hausse intervient, alors que l’indice FAO des produits alimentaire a régressé le 28 février de 0.6% par rapport au 31 janvier, avec une tendance baissière sur 11 mois consécutifs. L’enseignement à tirer à ce niveau est que l’inflation en Tunisie n’est pas seulement d’origine étrangère. Je pense qu’il y a aussi des problèmes du côté de l’offre, qui explique en grande partie ce phénomène. En d’autres termes, je pense que ce sont des facteurs structurels qui déterminent ce taux d’inflation. Il y a, bien sûr, des facteurs conjoncturels qui expliquent cette tendance. Le premier facteur serait que dans un monde post-pandémie, les consommateurs rattrapent la demande ; celle-ci est donc reportée. Cela engendre ainsi une augmentation de la demande, alors que l’offre, pour de multiple raisons, n’arrive pas à suivre. Le deuxième facteur, exogène, est la guerre en Ukraine. Une guerre qui a eu comme conséquence une nette augmentation des prix des matières premières, comme le pétrole et les céréales.
J’ajoute à ces facteurs conjoncturels, comme vient de le dire M. Ridha Chkoundali, l’inflation d’origine monétaire et le recours massif du Trésor public à l’emprunt auprès des banques tunisiennes, ce qui engendre bien sûr la création de monnaie pour refinancer les bons du Trésor.
Dans le même ordre, il y a l’inflation d’origine financière. Vous avez, aujourd’hui, des PME/PMI qui croulent sous les charges financières suite aux augmentations continues du taux di[1]recteur. Ces entreprises, pour faire face, doivent bien évidemment les répercuter sur les prix de vente.
Je note ensuite un autre phénomène : la hausse des salaires. Des hausses qui ne sont pas indexées à la productivité. Augmenter les salaires d’une manière continue sans augmenter la productivité aura bien évidemment des répercussions sur le coût et donc sur la hausse de l’inflation.
Enfin, l’autre élément conjoncturel et qui risque de devenir structurel : la dépréciation du dinar. Depuis 2010, cette dépréciation dépasse désormais les 50% par rapport au dollar et 45% par rapport à l’euro. Le résultat immédiat de cette tendance est bien évidemment l’augmentation des prix des produits importés. C’est un cercle vicieux.
Je reviens maintenant aux origines structurelles de l’inflation.
Le premier élément, comme je viens de le dire plus haut, c’est le dysfonctionnement de l’offre et de la demande. Un pays qui n’assure pas une mise à niveau continue de ses politiques économiques et de sa vision économique ne peut pas maîtriser l’inflation. Dans un pays qui n’arrive pas à réadapter ses politiques sectorielles, quant elles existent, l’offre ne sera certainement pas au niveau de la demande. Je pense que nous n’avons rien fait pour augmenter notre capacité de production, notamment dans le secteur alimentaire. Nous n’avons pas su, par ailleurs, assurer notre production de phosphate ni augmenter l’extraction de nos ressources en hydrocarbure.
L’autre problème structurel et qui me semble le plus important, c’est la question de la spéculation et de l’efficacité des circuits de distribution. C’est là qu’il faut creuser pour assurer un certain équilibre entre l’offre et la demande et parvenir au contrôle des prix et, ainsi, à un pouvoir d’achat équitable.
Sur ce point, pour le président de la République, l’origine, l’unique origine de cette inflation, se situe au niveau des circuits de distribution. Il y a, en effet, un gros problème sur ce plan. Je m’ex[1]plique : actuellement, en Tunisie, nous détenons 8 marchés d’intérêts nationaux (marchés de gros) et 74 marchés d’intérêts régionaux, et nous avons 158 abattoirs. Je note au passage que si on divise les 74 marchés d’intérêts régionaux par rapport au nombre de Tunisiens, on trouvera un ratio 7 fois plus élevé qu’en Algérie ou au Maroc. Autre[1]ment dit, ce n’est pas le nombre excessif de ces marchés qui régule les prix. Le mal est ailleurs. Ces marchés n’arrivent à véhiculer que 20% des fruits et légumes et 80% de ces produits passent par des circuits parallèles. De même pour les marchés d’intérêts nationaux. 6 parmi les huit marchés d’intérêts nationaux ne sont pas équipés de pesage électronique ni de réfrigérateurs. C’est là le minimum nécessaire pour encourager les commerçants à passer par le circuit régulier.
R.C. : Il y a aussi le coût de la production… Je suis en grande partie d’accord avec ce que vient de dire M. Mohsen Hassan. Sauf que ce constat, notamment en ce qui concerne la distribution et les circuits parallèles, n’explique pas tout. Le problème était le même avant 2011, et pourtant, l’inflation n’était pas aussi élevée. C’est pour cette raison que j’insiste pour dire que le vrai problème réside dans l’économie réelle. Le vrai problème, comme l’a noté M. Mohsen Hassan, c’est une offre en deçà de la demande. Les politiques économiques des gouvernements successifs (après la révolution) ont impacté la chaine de production à travers la pression fiscale qui a augmenté de 5 points. Elle est passée d’une moyenne de 20% au début de la révolution à 25,4% aujourd’hui. C’est là un coût supplémentaire pour les producteurs qui va être répercuté sur les prix des produits à la vente. Il faut mettre le doigt sur les vrais problèmes qui causent aujourd’hui cette inflation. Des problèmes qui sont, dans l’ensemble, récents, post-révolution, et qui relèvent en grande partie de la mal-gouvernance des gouvernements successifs. Cela est aussi vrai pour les politiques monétaires que pour les politiques fiscales. Et il ne faut pas aussi oublier la politique de change. Il y a une corrélation évidente depuis 2016 entre la hausse des prix et la dépréciation du dinar. Tout cela pour dire que c’est vrai, comme l’a relevé M. Mohsen Hassan, il y a des problèmes conjoncturels et structurels profonds, et qui s’étalent dans le temps. Mais je reste convaincu que le vrai problème réside dans le coût de la production. Produire en Tunisie n’est plus rentable. Aujourd’hui, certains agriculteurs vendent leurs vaches, puisque le prix à la vente est inférieur au coût de production. C’est normal alors qu’on ne trouve plus de lait ou de viande rouge. Et quand il n’y a plus suffisamment de production, les produits deviennent plus chers
J’irai plus loin. Cette politique monétaire prudente est contre-productive. Dans le cas de l’économie réelle, si on regarde de plus près le PIB, on constate que près de 75% proviennent de la consommation finale. De fait, c’est la consommation, aujourd’hui, qui est le principal moteur du développement économique. Ni l’investissement ni l’exportation n’arrivent à décoller pour devenir un levier économique.
La hausse du taux directeur peut donner des résultats dans des économies développées qui peuvent se targuer d’un marché monétaire assez important qui peut drainer de la devise, ce qui valorise la monnaie locale. C’était le cas aux Etats-Unis d’Amérique, où la hausse du taux directeur a renforcé le dollar et créé une certaine rivalité avec l’Union européenne. Une rivalité entre la Banque centrale européenne et la Banque fédérale. Pour qui drainera le plus de devise dans le marché monétaire ? Ceci n’est pas le cas en Tunisie, où le marché monétaire est assez limité. Il ne peut, en aucun cas, être un facteur d’apport de devise. Par conséquent, la théorie selon laquelle il faut augmenter le taux d’intérêt pour encourager l’épargne et freiner les dépenses devient obsolète.
La suite du Match est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin n 865 du 15 au 29 mars 2023