Les récentes déclarations, du secrétaire d’Etat américain pour les Affaires étrangères, de son adjointe, du Président de la Commission de l’UE, la motion du parlement européen, de la première ministre italienne, du Président français, convergent toutes vers un seul objectif : mettre la Tunisie sous tutelle économique et politique, sans pour autant qu’elle ne soit franchement « sous protectorat ». Comme si l’histoire se répète, celle de la fin du 19ème siècle, en particulier, dans la période précédant les Traités du Bardo et de la Marsa. Ces déclarations annoncent toutes aussi, que notre pays risque de « s’effondrer » s’il ne signe pas un accord de prêt avec le FMI. Il n’y a selon eux aucun plan B. La Tunisie n’a que deux choix au fait selon le proverbe tunisien : « Embrasser la vipère ou se jeter dans un puits sans fond » !
Or ce n’est pas aussi évident, même si la Tunisie finissait par finaliser cet accord déjà signé depuis 2022. Car la Chine et la Russie sont aussi à l’affût d’un faux pas occidental à l’égard de notre pays.
La Tunisie de nouveau, un enjeu stratégique?
De part sa position géographique, la Tunisie a, depuis l’époque carthaginoise, constitué un enjeu stratégique. Et ce jusqu’à la fin des années cinquante, avec l’apparition des sous marins nucléaires surtout. Ce qui avait décidé la France à évacuer la base navale et aérienne de Bizerte en 1963, tout en provoquant un véritable massacre.
Mais le monde a depuis changé et les stratégies ainsi que les puissances. L’Afrique en l’occurrence est désormais devenue un terrain d’affrontement privilégié entre puissances se disputant le partage de la planète. Les USA et tous leurs alliés occidentaux d’un côté, la Chine qui est désormais alliée, à la Russie de l’autre. L’épicentre de cette confrontation est évidement l’Ukraine, c’est-à-dire le cœur de l’Europe. Mais les revers militaires de la France dans l’Afrique subsaharienne, la poussée de la présence russe au Niger, au Mali, au Burkina-Faso et surtout en Libye ainsi que le départ précipité des forces françaises, de ces pays, ont crée un nouvel équilibre militaire provoqué surtout par les ravages que font le groupe paramilitaire russe nommé Wagner.
Devant cette nouvelle situation, les USA tentent de combler le vide laissé par le désengagement français en multipliant les actions de « récupération ». Et surtout en installant des bases militaires sous commandement de l’Africom. Un sommet Etats-Unis/Afrique a été organisé récemment auquel a participé notre Président de la République. Et les visites effectuées par le secrétaire d’État américain Blinken à ces pays la semaine dernière confirment cet intérêt accrue des Américains pour cette région.
Il y a quelques mois seulement, à l’occasion de la nomination d’un nouveau chef de cette organisation militaire, l’Africom, le Secrétaire d’État américain pour la défense faisait un discours. Il y citait nommément notre pays comme risquant d’être placé dans « l’axe du mal » américain. En précisant que son pays ne laisserait pas « tomber » ses vrais amis qu’il a qualifié de « démocrates ». L’ambassadeur US actuellement en fonction n’a pas dit autre chose lors de son discours devant le Sénat américain. Tout en y ajoutant la nécessité pour la Tunisie de reconnaître diplomatiquement Israël. La messe serait-elle dite concernant la Tunisie? Tout ce qui s’est passé par la suite concernant nos relations avec nos amis occidentaux confirme un regain d’intérêt pour « la question tunisienne » comme au 19ème siècle. La Tunisie, alliée de l’OTAN, n’a-t-elle le choix que de se soumettre à ces nouveaux dictats?
Kaïs Saïed l’imprévisible?
Il est clair que les Américains, ainsi que les Français d’ailleurs, ont été surpris par l’élection de KS à la magistrature suprême. Les Français pouvaient penser à bon droit que « pour la première fois la France n’a pas d’ami connu au pouvoir! » Ce qui est vrai, car Kaïs Saïed n’a jamais été francophone ni encore plus francophile. Il était encore à l’époque un OPNI, Objet Politiquement Non Identifié. Ce qui était en soi, un avantage, vu sous un autre angle.
Mais dés son premier discours à l’investiture devant l’assemblée nationale, l’on a compris du côté des chancelleries occidentales, que la tâche n’allait pas être facile. Ce que vont confirmer tous les événements politiques qui vont suivre; surtout après son coup de force du 25 juillet 2021. Sa feuille de route, qu’il appliqua à la lettre malgré les pressions occidentales, notamment par le biais du FMI et récemment la Banque Mondiale, a abouti au contrôle total par la Présidence de tous les rouages de l’Etat. A tel point qu’on peut dire que tous les pouvoirs sont sous son seul contrôle. Il est vrai que la nouvelle constitution le stipule noir sur blanc. S’y ajoute une popularité certaine; même si 89 % des électeurs ont boudé les dernières élections législatives.
L’imprévisibilité du Président de la République est d’ailleurs inscrite dans son caractère, voire même dans sa vision du monde. Le côté messianique est même revendiqué. Surtout lorsqu’il affirme que le système démocratique mondial basé sur le multipartisme est désormais caduc. Et cela même devant les journalistes américains médusés.
Le « péril » jaune?
Mais ce qui inquiète les Américains surtout, c’est un possible repositionnement de la Tunisie vis-à-vis de la Chine et de la Russie. Les appels du pied se multiplient du côté de l’ami chinois. Lequel d’ailleurs a aussi été l’ami de la Tunisie depuis l’indépendance et sans discontinuité, même sous le règne des islamistes. Rached Ghannouchi, extrêmement proche des Américains, n’a-t-il pas été invité par la Chine; alors qu’il n’occupait aucun poste officiel dans l’Etat? Mais les Chinois savaient qu’il était le vrai patron de la Tunisie d’alors. Même que son gendre bien aimé, alors ministre des Affaires étrangères, avait bénéficié d’un don d’un milliard de nos millimes qui ne lui a pas porté chance.
Les Chinois, c’est connu, n’interviennent jamais dans les affaires politiques intérieures d’autres Etats. Ils préfèrent le business. C’est d’ailleurs dans ce sens qu’il faut aussi lire les déclarations de la Chine à propos des ingérences étrangères dans les affaires intérieures de notre pays. Et surtout les promesses faites par leur Président de pousser leurs entreprises privées à investir massivement dans des secteurs clefs en Tunisie, selon un partenariat gagnant-gagnant. D’autre part, n’oublions pas que c’est presque le seul pays qui peut doubler le FMI en prêtant d’importantes sommes d’argent. C’est un possible plan B pour la Tunisie. Et c’est le ministre italien des Affaires étrangères qui le dit clairement. Appelant du coup les Européens à mettre la main à la poche pour venir en aide au gouvernement tunisien. Ce que la France a rapidement promis de faire. Les italiens, on le sait, disent souvent très haut ce que les Américains pensent tout bas.
Lors de la rencontre entre le Président KS et son homologue chinois, ce dernier n’a pas hésité à évoquer la possibilité que la Tunisie soit un allié stratégique de son pays. Cela signifie-t-il qu’elle pourrait quitter son alliance stratégique avec les USA et surtout l’OTAN? Kaïs Saïed n’avait alors répondu ni par un oui ni par un non; du moins selon le communiqué de la Présidence.
Notons que la rencontre a eu lieu en Arabie saoudite, un autre pays qui s’émancipe progressivement de la main mise américaine, en se tournant précisément vers la Chine et la Russie. Il est allé jusqu’à rétablir ses relations avec l’Iran et la Syrie; mais surtout refuser de baisser le prix du baril, en augmentant sa production pour nuire à la Russie. L’on peut supposer donc que la Tunisie peut être tentée de suivre le même chemin. Surtout que l’Algérie est un allié de longue date de la Russie et de la Chine et qu’elle joue un rôle non sans influence sur les équilibres en Afrique subsaharienne. Connaissant aussi les relations qui lient le Président de la République avec son homologue algérien, et les soutiens public, politique et économique, l’on peut envisager un quelconque rôle de notre voisin de l’Ouest dans le rapprochement avec cet axe.
Mais la Tunisie officielle garde un silence significatif par rapport à cette question. Et c’est compréhensible. On ne change pas d’alliance stratégique comme on change de veste. Pourtant, dans la blogosphère, et notamment du côté des fans de KS, on appelle clairement à changer de cap en matière de politique étrangère et à se rapprocher de Moscou et de Pékin. Or, cette sphère que l’on croyait jusqu’alors marginale s’avère de plus en plus comme une plateforme de lancement des nouvelles idées, comme autant de ballons d’essai. C’est peut être le plan B!