Très discret lorsqu’il s’agit de parler de la politique intérieure, M. Khémaies Jhinaoui, un homme rompu aux Affaires étrangères, devient très loquace lorsqu’il s’agit d’aborder les problèmes géopolitiques, la guerre en Ukraine en premier.
Il faut dire qu’avant d’être ministre des Affaires étrangères, il a servi en qualité d’ambassadeur auprès de la Fédération de Russie, de l’Ukraine et des anciennes Républiques de l’Union soviétique. C’est dire qu’il maitrise parfaitement son chapitre. Et on ne peut que suivre avec intérêt son analyse de la guerre, de ses causes et de ses conséquences. Son analyse du nouvel ordre mondial, du rôle de l’OTAN et du positionnement de la Chine ne manque pas, elle aussi, d’intérêt. Une analyse à méditer pour une Tunisie qui se doit de donner du sens à son positionnement stratégique dans cette nouvelle reconfiguration mondiale.
Pensez-vous que les Russes, comme les Occidentaux accepteront un plan de paix aujourd’hui ? Ne sera-t-il pas considéré comme une défaite pour les uns comme pour les autres ?
La Russie, vu sa dimension, son potentiel militaire, ses moyens, n’acceptera jamais une défaite. Elle n’acceptera pas aussi que le conflit soit gelé, par crainte que les Ukrainiens continuent à se réarmer. Il en est de même pour les Occidentaux.
Revenons à la Chine. Que pouvez-vous nous dire à propos de cette initiative chinoise ?
Je dirais, en premier lieu, que quelque part, les Chinois sont en train d’exaucer les vœux de Poutine. Poutine voulait un monde multipolaire, la Chine est en train de le réaliser. La Chine, qui se taille une place centrale dans l’échiquier mondial, à travers l’initiative pour l’Ukraine, mais aussi et surtout, avec le rapprochement entre l’Iran et l’Arabie Saoudite. Ce rapprochement peut être considéré comme un grand succès diplomatique pour la Chine. Pour revenir à l’Ukraine, le 24 février dernier, la Chine a dévoilé sa position sur le règlement politique de la crise ukrainienne. Une proposition de paix en douze points :
– Respecter la souveraineté de tous les pays.
– Abandonner la mentalité de guerre froide.
– Cesser les hostilités et reprendre des pourparlers de paix.
– Réduire les risques collatéraux.
– Résoudre la crise humanitaire et protéger les civils et les prisonniers de guerre.
– Assurer la sécurité des centrales nucléaires.
– Réduire les risques stratégiques.
– Sauver l’économie mondiale.
-Faciliter les exportations de céréales.
– Arrêter les sanctions unilatérales.
– Maintenir la stabilité des chaînes industrielles et d’approvisionnement.
– Promouvoir la reconstruction post-conflit.
C’est un plan de paix que les Russes n’ont pas accepté. Mais ils ne l’ont pas refusé aussi.
Cela dit, la position de la Chine dans la guerre en Ukraine est ambiguë. Dès les premiers jours, elle s’est appliquée à toujours s’abstenir lors des votes à l’Assemblée générale de l’ONU, à ne jamais condamner la guerre, tout en appelant à une résolution du conflit. Une manière de se placer en position de médiateur. Cela se comprend, lorsqu’on sait que la Chine ne peut pas être à 100% avec la Russie, puisqu’elle a des intérêts économiques colossaux avec l’Occident et principalement avec les Etats-Unis.Sur ce point, et pour l’Histoire, j’ai vécu l’essor de la Chine, alors que je représentais la Tunisie en Corée du Sud. Cela s’est fait essentiellement grâce aux capitaux américains et japonais. C’était dans les années 1990.
Depuis 1990, la Chine a fait du chemin. Comment expliquez-vous son poids aujourd’hui dans l’échiquier mondial ?
La Chine, comme le Japon et la Corée du Sud, ont su développer leur industrie qui n’était, au début, que du simple copiage. Maintenant, elle est devenue une puissance qui irrite les Etats-Unis. Elle irrite les Etats-Unis non pas parce qu’elle est une puissance militaire, mais parce qu’elle est devenue, outre une puissance économique, une puissance diplomatique et surtout une puissance technologique. Les Etats-Unis pensaient qu’ils étaient les seuls au monde à pouvoir développer une technologie de pointe. La concurrence chinoise fait quelque part peur. D’ailleurs, si on veut comprendre le problème taïwanais, il faut le mettre dans ce contexte. Il faut savoir que Taiwan est à la pointe des technologies américaines. Si Taiwan devient chinoise, c’est cette technologie qui deviendra chinoise, ce qui est inadmissible pour les Américains.
Extrait de l’interview du Mag de l’Economiste Maghrébin n 866 du 29 mars au 12 avril 2023