Le secteur informel en Tunisie : quelles réponses concrètes à l’inclusion économique ?», tel était le thème de l’Economic Policy Dialogue organisé le 7 mars 2023, à Tunis, à l’initiative du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) et du Groupe de la Banque mondiale en Tunisie, à travers son fonds fiduciaire « TERI » (Tunisia Economic Resilience and Inclusion).
D’après une étude menée en 2022 par le PNUD en collaboration avec l’Organisation internationale du travail (OIT)[1], le secteur informel en Tunisie représenterait plus de 35% du PIB en 2020, incluant le secteur agricole. Cette situation engendrerait un manque à gagner fiscal de l’ordre de 1560 millions de dinars pour l’État.
Par ailleurs, les estimations de la Caisse nationale de sécurité sociale indiquent qu’une formalisation de 50% des actifs dans l’informel permettrait de résorber 66% de son déficit et d’augmenter les recettes techniques de celle-ci de plus de 19%. Par ailleurs, selon les enquêtes Business Pulse menées par la Banque mondiale en collaboration avec l’Institut national de la statistique (INS), la concurrence du secteur informel en 2020 constitue l’un des trois principaux obstacles à l’amélioration de l’environnement des entreprises.
La discussion s’est d’abord concentrée sur le diagnostic, pour ensuite se pencher sur les recommandations et les solutions potentielles visant à accélérer la transition vers le secteur formel.
Un concept multiforme
Sur le plan conceptuel, les participants ont souligné la mauvaise compréhension et les confusions liées à la notion d’informel. Il est important de distinguer les différentes facettes de ce phénomène, notamment l’activité non structurée, l’économie parallèle, l’activité clandestine, l’économie souterraine ou l’économie non enregistrée.
Bien que dans l’imaginaire tunisien, le secteur informel renvoie généralement au commerce illicite et à la contrebande, il englobe en réalité toutes les activités économiques qui ne respectent pas les législations en vigueur, notamment en matière fiscale et sociale. L’INS et le ministère des Finances se réfèrent quant à eux au régime forfaitaire et aux entreprises non inscrites au Registre du commerce.
L’absence d’une définition harmonisée entre les différents acteurs, y compris au sein de la population, a été identifiée comme l’une des problématiques initiales et essentielles à adresser afin de traiter efficacement de la question de l’informel, tout en identifiant ses facteurs. Au cours de la discussion, il est apparu que les différentes causes convergent vers un modèle économique non viable.
L’informel: une solution par le bas à un modèle économique non inclusif
Cadre macroéconomique
Sur le plan macroéconomique, il a été souligné que le secteur informel prend de l’ampleur pendant les périodes de crise économique marquées par des pénuries, ce qui entraîne, par ricochet, des pratiques non conformes à la législation et amplifie le secteur informel. De plus, le secteur informel pourrait aussi s’expliquer par la politique de développement régional suivie jusque-là, n’ayant pas favorisé l’émergence de pôles industriels ou l’établissement de « champions » de manière uniforme sur l’ensemble des régions et se traduisant, par conséquent, par des disparités régionales.
Inflation réglementaire et coût élevé de la conformité
Au-delà du cadre macroéconomique, la conformité implique un coût élevé qui décourage, voire ferme les portes du secteur formel à certaines entreprises. Le climat des affaires est caractérisé par une surrèglementation et des barrières élevées à l’entrée des marchés, se traduisant notamment par des cahiers des charges complexes, des charges sociales élevées et une réglementation du travail rigide. Cette surcharge réglementaire est un premier frein à la formalisation des entreprises, que ce soit au niveau de la production ou de la création d’emplois décents.
Non seulement la réglementation est lourde et peu incitative pour les entreprises, mais elle ne tient pas compte du cycle de vie de l’entreprise, ce qui pose particulièrement problème en termes de coûts de la conformité, jugés trop élevés par rapport aux revenus générés. En effet, les petites et micro-entreprises sont soumises aux mêmes contraintes de conformité que les grandes entreprises, les mêmes coûts en termes de cahiers des charges et de démarches administratives pour se formaliser, bien qu’elles n’aient pas le même capital ni le même accès au financement.
Dans la mesure où la mise en conformité avec la législation rendrait leur modèle économique non viable, plusieurs entrepreneurs sont contraints de se tourner vers le secteur informel, même temporairement, le temps d’être en mesure d’assumer les coûts de la formalisation.
Défaillance du service public
Plusieurs entreprises consomment des produits et des services qui sont dans l’informalité. De ce fait, il faut adopter une approche en termes de flux de marchandises qui permet une certaine traçabilité au niveau du cash. Certains invités ont souligné l’importance d’améliorer le service public en ce sens que dans certains cas, l’informel se nourrit de la défaillance du secteur public et cherche à le compléter, comme c’est le cas pour les cours particuliers.
Enfin, la proximité de la frontière incite à davantage d’informalité en raison du positionnement géographique de la Tunisie avec deux pays voisins où les opérateurs informels essayent de mettre à profit le différentiel de prix qui existe.
Comment faciliter la transition vers le formel?
Tous ces facteurs cités précédemment mettent en évidence le coût économique du secteur informel, notamment le manque à gagner en termes de ressources fiscales, la détérioration du climat des affaires qui freine l’investissement et l’accentuation de la précarité qui remplace les emplois décents. Au vu de la multiplicité des facteurs et l’ampleur croissante du secteur de l’informel, les solutions proposées par les intervenants sont multiples et variées, bien qu’elles soient toutes sous-tendues par la recommandation commune de ne pas traiter l’informel comme un mal à combattre de manière indifférenciée. Il s’agit principalement d’améliorer l’attractivité du formel en en simplifiant l’accès et en allégeant les conditions nécessaires pour inciter les opérateurs de l’informel à l’intégrer.
Un nouveau modèle de développement économique, régional et social
Une des recommandations principales proposées concerne le cadre macroéconomique, plus précisément la nécessité de repenser le modèle économique et de mettre en œuvre des politiques de développement régional et social. Cette réflexion devrait chercher à favoriser le changement de gouvernance économique et l’inclusion de toutes les catégories sociales et de tous les acteurs économiques et surtout de faciliter l’accès au marché, au financement et à la digitalisation.
L’inclusion des petites et micro-entreprises dans l’économie tunisienne, qui a été posée comme un prérequis à l’accessibilité de la formalisation, suppose tout d’abord l’existence d’une demande locale solvable et donc d’une agglomération économique. Il est particulièrement important d’accompagner les micro-entrepreneurs dans l’amélioration de la qualité de leurs produits. L’enjeu est d’encourager le secteur informel productif dans le monde rural (artisanat, produits du terroir, etc.) à faire du commerce. Cette option serait un passeport pour conquérir des marchés à l’intérieur et à l’extérieur du pays.
Ensuite, l’existence d’un tissu industriel dans les régions, en particulier les régions transfrontalières, qui sont les plus prédisposées à l’informel, stimule l’activité des micro-entreprises. Pour cela, la mise en place d’une stratégie d’investissement massif dans les régions, y compris par des incitations et un système de formation coordonné, assurerait un « grand élan » et contribuerait à faciliter le processus de passage de l’informel vers le formel.
Pour assurer leur pérennité, il faut que les petites entreprises puissent disposer de mécanismes de financement appropriés. Il a été suggéré, d’une part, d’autoriser les institutions de microfinance à financer les entreprises et pas seulement les personnes physiques. En finançant les micro-entreprises et en leur permettant de développer leurs activités, ces institutions les aident à se formaliser.
Par ailleurs, en ce qui concerne le levier de financement, il est recommandé que l’État harmonise tous ses instruments financiers et adopte une politique axée sur l’inclusion pour toutes les banques dans lesquelles il est actionnaire.
L’État a également un rôle à jouer pour booster la digitalisation, en montrant l’exemple à travers la digitalisation de ses services publics et l’adoption du decashing. A cet égard, l’État doit migrer vers une digitalisation de paiement des services publics. Pour encourager ce decashing, il est préférable que l’État adopte une approche basée sur l’incitation plutôt que sur la sanction.
Simplification de la réglementation
Les participants ont souligné la nécessité de simplifier les procédures fiscales et administratives pour faciliter l’inclusion des petites et micro-entreprises, notamment en ce qui concerne les cahiers des charges. L’accent pourrait être également mis sur la facilitation de l’accès à la propriété et à l’enregistrement du patrimoine foncier, notamment pour les logements informels. À cette fin, il est proposé de développer le cadastre tunisien afin d’enregistrer tous les types de propriétés, en l’occurrence les terrains qui sont dans l’indivision et collectifs, afin de pouvoir être exploités par la population à des fins d’investissements.
Adopter une politique de redistribution attrayante
Il est primordial que les avantages offerts par la couverture maladie, les pensions et les allocations sociales soient suffisamment attractifs afin de motiver les opérateurs à se diriger vers la formalité, tout en s’assurant que ces avantages soient bien communiqués auprès de la population. Le paramètre décisif est d’arbitrer entre disposer de moins de richesse aujourd’hui contre une sécurité sociale future.
Afin de favoriser cet arbitrage pour le long terme, l’État doit promouvoir une politique de développement qui ne soit pas d’essence comptable, axée sur la trésorerie, mais orientée vers l’amélioration de la qualité de vie et le développement équitable garantis par la formalité. En outre, une amélioration des statistiques sur l’informalité, notamment par la production et le partage de micro-données, facilitera l’élaboration des politiques publiques ciblées au niveau régional.
Pour résumer, l’État doit rendre l’économie formelle attractive au travers d’une offre de services sociaux et financiers clairement définis, en mettant en avant l’intérêt pour la population d’entrer, ou de rester, dans le secteur formel.
Sensibiliser sur les avantages de la formalité
Il est crucial de bien communiquer sur les avantages de la formalité. A ce titre, il convient de sensibiliser à la fois les agents publics et les opérateurs privés, et ce, en partenariat avec la société civile. Les agents de l’administration doivent être encouragés à manifester davantage d’empathie vis-à-vis des administrés afin de rendre l’administration plus attractive pour le citoyen.
Pour plus d’efficacité, le plaidoyer doit tenir compte de l’hétérogénéité du secteur informel. Il serait alors plus pertinent de commencer par la population qui serait la plus disposée à se conformer à la législation, en l’occurrence les femmes, les adultes sans enfants et ceux ayant un niveau d’études plus élevé, selon une enquête faite par l’Observatoire national de l’emploi et des qualifications.
Il est crucial de ne pas approcher le secteur informel par des politiques répressives, mais plutôt par de l’accompagnement et l y a lieu de renforcer les compétences et les qualifications en termes techniques, managériaux et technologiques.
[1]PNUD et OIT (2022), L’économie informelle en Tunisie, décembre 2022.