Comme il fallait s’y attendre, l’arrestation du chef du parti islamique d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, soulève des réactions mitigées. Ainsi, Montplaisir exige « la libération immédiate » de son président. Ahmed Nejib Chebbi verse des larmes sur sa santé chancelante et son âge avancé. Pour leur part, les Frères musulmans crient au scandale. Le président turc déplorant l’arrestation de « son frère »; tandis que Doha est aux abonnés absents.
Nous venons d’apprendre qu’après neuf heures d’audition et de plaidoiries, le juge d’instruction près le Tribunal de première instance de Tunis vient d’émettre tôt dans la matinée de ce jeudi 20 avril 2023, un mandat de dépôt contre le leader historique d’Ennahdha, Rached Ghannouchi. Et ce, sur fond de ses dernières déclarations selon lesquelles « toute tentative d’éradiquer l’islam politique est un projet de guerre civile ».
Des charges gravissimes
Sachant qu’à la différence du mandat d’arrêt émis à son encontre le 17 avril par le Ministère public près le pôle judiciaire antiterroriste, le mandat de dépôt signifie dans le code de procédure pénale qu’un magistrat ordonne « au chef de l’établissement pénitentiaire de recevoir et de détenir la personne à l’encontre de laquelle il est décerné ». En clair, l’ex-président de l’ARP dissoute passera ce soir sa première nuit sous les verrous.
Sachant qu’auparavant, le même Ministère public avait ouvert mercredi 19 avril une information judiciaire à son encontre ainsi qu’à l’encontre de onze autres personnalités islamistes pour « complot contre la sûreté intérieure de l’Etat, intention de changer la forme de l’Etat et incitation des habitants à s’entretuer ».
Des charges très graves selon l’article 68 de la Loi n° 2005-46 du 6 juin 2005 du code pénal et surtout l’article 72 qui stipule : « Est puni de mort, l’auteur de l’attentat ayant pour but de changer la forme du gouvernement, d’inciter les gens à s’armer les uns contre les autres ou à provoquer le désordre, le meurtre ou le pillage sur le territoire tunisien ».
Chebbi : « un prisonnier d’opinion »
Outre le parti Ennahdha qui avait exigé le soir même de l’arrestation de son chef sa « libération immédiate et sans délai », le président du Front de salut national, Ahmed Nejib Chebbi, rappelant « la détérioration de l’état de santé de Rached Ghannouchi et son grand âge », a affirmé que son protégé a été arrêté « pour avoir exprimé son opinion. Son domicile a été pris d’assaut et perquisitionné. Il a été arrêté, en fin de journée, durant le mois de Ramadan pour avoir exprimé son opinion », a-t-il martelé ; et ce, lors son passage dimanche 18 avril sur les ondes de Mosaïque Fm.
Les Frérots à la rescousse de Ghannouchi
Et c’est sans surprise que la confrérie des Frères musulmans dont Ghannouchi est l’un des dirigeants les plus en vue s’est fendue d’un communiqué, mardi 18 avril 2023. Elle condamne l’arrestation « du grand penseur islamique ». Ajoutant que « l’acte de s’en prendre à une figure intellectuelle et politique de plus de 80 ans, pendant le mois de Ramadan, constitue un nouveau crime qui s’ajoute à la liste noire de ceux qui se sont retournés contre la volonté de leur peuple ».
Mais si la réaction a minima d’Ennahdha était dans l’ordre des choses et l’intervention de Ahmed Néjib chebbi prévisible, lui l’éternel défenseur de la veuve et de l’orphelin. Le communiqué pathétique de la confrérie des Frères musulmans, dont Ghannouchi se serait bien passé, lui qui cache soigneusement son appartenance à cette secte qui sent le soufre; c’est l’attitude du président turc Recep Tayyip Erdoğan à l’arrestation de « son ami » qui mérite qu’on s’y arrête.
Arrogance
En effet, le maître d’Ankara, manifestement très affecté par les déboires judiciaires de l’un de ses guides spirituels, confia mardi 18 avril à la chaîne TRT que « Le pouvoir actuel en Tunisie a arrêté mon frère Ghannouchi (…) Nous ne sommes pas parvenus à communiquer par téléphone avec les autorités tunisiennes ; mais nous continuerons d’essayer de les joindre. Si nous arrivons à leur parler, nous leur dirons que nous ne jugeons pas cela approprié ».
Des propos surprenants. Primo, sur un ton non dénué d’arrogance, M. Erdoğan évite soigneusement d’évoquer le nom de son vis-à-vis, le président tunisien Kaïs Saïed pour rendre coupable « le pouvoir actuel », façon de dire qu’il n’est pas éternel, de l’arrestation de « son frère ». Une expression « inappropriée » selon son propre terme.
Secundo, l’arrestation d’une personnalité politique, fût-il l’ancien président de l’ARP dissoute, relève de la cuisine interne d’un pays souverain. Il s’agit là selon tous les codes diplomatiques d’une ingérence inacceptable dans les affaires internes d’un pays qui n’est plus depuis belle lurette sous la tutelle de la Sublime porte.
Tertio, si le président turc n’avait pas réussi à « joindre » les autorités tunisiennes, c’est que l’inflexible locataire du palais de Carthage n’aurait pas daigné le prendre au téléphone. Lui qui a toujours clamé haut et fort que la souveraineté nationale n’est pas négociable.
Realpolitik
Enfin, n’est-il pas également curieux de constater que l’émirat du Qatar, ancien mentor idéologique et surtout le financier des Frères musulmans au temps de l’émir Cheikh Hamad, observe pour le moment un mutisme assourdissant? Par indifférence?
Comme si avec l’ère inaugurée par son fils cheikh Tamim- le pragmatisme, le Realpolitik et la nouvelle géopolitique au Moyen-Orient avec le récent rapprochement spectaculaire entre Riyad et Téhéran- prennent le pas sur un islam politique d’un autre temps et en perte de vitesse partout dans le monde. C’est la fin d’une époque, business first oblige.