Foin de discours et de propos incantatoires. Place à la réalité, dont la brutalité devrait nous obliger à un véritable examen de conscience. A commencer par le mois de Ramadan qui pèse lourdement sur le budget de l’État autant qu’il obère celui des ménages qui part en lambeaux sous l’effet de l’envolée de la consommation et des prix que plus rien n’arrête. Qu’importe si s’accumulent déficits et endettement. L’hypothétique paix sociale est à ce prix. Du pain et des jeux quoi qu’il en coûte pour prévenir grogne sociale et mise en cause du gouvernement, réduit au rôle d’intendant… Il a les yeux rivés sur la valse des prix, avec pour mission de traquer les spéculateurs réels ou supposés par qui le mal arrive. Seul mot d’ordre : l’approvisionnement des marchés. L’illusion de l’abondance doit nous détourner de la réalité des pénuries devenues notre principale marque de fabrique. Les plus fortunés et ceux qui le peuvent encore vivent pour consommer, les autres, ceux d’en bas de l’échelle, s’échinent à vouloir manger pour vivre.
Dans cette course effrénée à la consommation, on perd de vue l’essentiel : la valeur-travail, la raison d’être d’une nation, celle qui fait sa richesse, sa puissance et son invulnérabilité. Dépenses en folie, du reste à crédit pour l’essentiel, et travail en miettes. Au mieux à mi-temps, quand nos compétiteurs s’activent à reculer les limites de la force de travail. Certains pays d’Europe sont à plus de 40 heures par semaine, quand les dragons du SudEst asiatique culminent à près de 48 heures d’un travail à haute intensité. Avec pour antienne, pour les uns comme pour les autres, travailler plus pour gagner plus, sans jamais porter atteinte au sacro-saint impératif de productivité, d’efficacité et de qualité. Ce constat nous renvoie à notre triste réalité : nous sommes paradoxalement parmi les rares pays au monde qui travaillent peu, sans qu’en retour on voie s’élever la courbe de productivité et de qualité. Décidément, le burn-out n’est pas ce qui nous menace le plus. Et pas qu’au seul mois saint. A peine serions-nous revenus à des horaires de travail de pays rentiers qu’il va falloir s’accorder une nouvelle pause pendant les deux mois d’été de juillet-août, avec une masse horaire de présence sur les lieux de travail réduite de moitié de ce qu’elle devrait être… Temps libre et farniente à volonté, quand les dépenses explosent sans que le pays se dépense vraiment. L’impératif de compétitivité industrielle est relégué au placard des oubliettes. Trois mois durant, le pays, qui entend s’émanciper de la tutelle du FMI et des pays créanciers, s’installe dans l’immobilisme en raison de foi et de conviction religieuses ou par goût immodéré de vacances estivales. Résultat des courses : pendant trois mois, on ne totalise au mieux que 40 jours de travail, du reste sujet à caution. C’est l’équivalent d’un mois et demi de perdu sur l’année. Ce qui signifie plus d’un point de croissance sacrifié. Et quelque 20000 emplois qui ne seront jamais créés dans un pays dont plus de 15% de la population active sont au chômage. Un immense gâchis sans aucune justification, si ce n’est l’insouciance généralisée et le manque de courage politique qui nous contraint à trainer ce boulet, vieille relique barbare des temps anciens. Le « compter sur nous-mêmes » relève plus dans ces conditions du vœu pieux que de la réalité.
Nous sommes pris de vitesse par nos concurrents d’hier qui nous ont largement distancés et relégués au niveau de pays à risque élevé. Notre décrochage économique se lit dans les statistiques de nos échanges commerciaux. Les blocages politiques et les difficultés de la transition démocratique ont enclenché un processus de désindustrialisation qui se répand et s’accélère au rythme inquiétant de la dégradation de notre compétitivité dans le monde. Le site Tunisie a perdu de son attractivité à cause d’une succession de chocs internes. Il n’apparait plus, en tout cas pas avec le même éclat, dans les écrans radar des firmes multinationales, alors que le pays a un énorme besoin d’IDE pour recoller au groupe des émergents, se donner un peu plus d’air et un avenir.
Il nous faut réagir au plus vite, changer, innover
Le monde n’est plus ce qu’il était. Il s’est produit un basculement révélateur d’un nouvel ordre économique mondial. Il nous faut réagir au plus vite, changer, innover et nous adapter au nouveau monde qui nous surprend par sa rapidité, sa brutalité, sa complexité, ses enjeux et défis énergétiques, environnementaux et numériques. Le changement n’est plus une option, il est aujourd’hui la norme. Nous devons changer de cap et de braquet pour ne pas rater le train de la nouvelle mondialisation, fragmentée et régionalisée et pas plus heureuse que celle qui l’a précédée. Elle est néanmoins porteuse de nouvelles opportunités d’investissement liées à la recomposition et au raccourcissement des chaînes de valeur. Une chance pour la Tunisie ? Sans doute. A condition que le pays sache se montrer plus accueillant, plus attractif, plus audacieux, débarrassé de ses pesanteurs bureaucratiques, de ses agitations sociales, de son instabilité fiscale et qu’il soit fortement sécurisé – sécurité juridique s’entend. La Tunisie peut et doit devenir une importante destination pour l’UE, qui s’emploie à se doter d’autonomie stratégique via un mouvement de réindustrialisation et de relocalisation. La crise sanitaire et la guerre russo-ukrainienne sont passées par là. Les vents pourraient nous être favorables pour bénéficier au plus haut degré de notre proximité géopolitique.
Réinterroger nos priorités et nos pratiques et de saisir des opportunités de progrès
C’est le moment pour nous de réinterroger nos priorités et nos pratiques et de saisir des opportunités de progrès. Nous devons, à l’heure du passage à une nouvelle mondialisation, nous poser la question du « comment attirer » les IDE et dans quels secteurs, au regard de ce que seraient nos avantages comparatifs. Ce qui nous oblige à une réflexion sur nos moyens de production et sur la nature des politiques publiques et sectorielles à mettre en place, avec pour effet collatéral une diminution de l’empreinte carbone des entreprises. Il y a là un enjeu de souveraineté aussi bien pour l’État que pour les entreprises. C’est l’un des chantiers d’aujourd’hui pour profiter de cette nouvelle reconfiguration. A charge pour nous d’être agiles et réactifs pour tirer profit de ce basculement géopolitique. Ce nouveau défi vient en appui à celui qu’on s’est lancé à nous-mêmes à la suite du rejet par le président de la République de toute influence ou interférence de bailleurs de fonds, quels qu’ils soient.
Cela ne saurait remettre en cause la nécessité, le besoin et l’utilité de développer et de renforcer les liens d’interdépendance. Notre souveraineté réside dans notre capacité de nous insérer et de nous positionner dans cette nouvelle mondialisation. L’endettement maitrisé n’est pas condamnable en soi. Tout dépend de l’usage qu’on en fait. Dépenses courantes destinées aux salaires et à la consommation ou investissements d’avenir ? La réponse est dans la question elle-même. Les besoins financiers du pays sont immenses, au-delà de nos propres moyens pour nous autoriser à nous détourner des circuits financiers internationaux. Il faut beaucoup de temps pour s’en affranchir. Il faut surtout beaucoup d’effort, de courage, de patience, de sacrifice, d’exemplarité et de talent pour redresser l’économie et sortir un pays failli de l’ornière en ne comptant que sur nos propres capacités. Un pays sur lequel plane le spectre du défaut de paiement, qui n’est pas loin de l’asphyxie financière et de l’effondrement, avec tout ce que cela signifie : hyperinflation, dépréciation massive du dinar, explosion du chômage, de la pauvreté et de la misère. Notre souveraineté gagnerait davantage de notre retour en grâce au sein de « la famille de Bretton Woods ». On n’ose pas imaginer les conséquences d’un non-accord.
L’édito est disponible dans le Mag de l’Economiste N 868 du 26 avril au 10 mai 2023