Le terrorisme vient de frapper encore une fois la paisible île de Djerba. Pour la troisième fois, en 50 ans, la synagogue, lieu sacré pour les juifs et les musulmans, est la cible d’une attaque sanglante et meurtrière visant une cérémonie religieuse juive tunisienne, qui est devenue, au fil des ans, un symbole de la coexistence pacifique entre juifs, musulmans et chrétiens et un espace de tolérance culturelle qui a fait de l’île d’Ulysse un des hauts lieux du tourisme international.
Djerba désormais appartient à l’humanité tout entière. Car elle prouve que malgré le terrorisme, qui à chaque fois tue ses enfants et ses visiteurs, elle continue à briller de mille firmaments dans le ciel sombre chargé de menaces de guerre et de massacres ethniques et religieux qui secouent continuellement la planète. Pour comprendre pourquoi ce destin tragique à El Ghriba, ce haut lieu du sacré, juif, musulman et chrétien, rien ne vaut un retour sur l’histoire et la naissance de ce sacré, loin des lectures folkloriques et idéologiques.
Au commencement, il y a le mythe
Ceux qui sont nés à Djerba, à quelques kilomètres de la cité d’El Hara Sghira baptisée, après l’Indépendance, El Riadh (les jardins) au début des années cinquante, ont eu la chance de vivre, en raison de leur voisinage, la transformation d’une fête juive qui durait en ces temps trois jours et trois nuits, comme curieusement la fête du mariage traditionnel djerbien. Ils ont pu, durant ces soixante-dix ans, assister à une fabuleuse mutation qui a transformé une ziara (visite cultuelle, et non un pèlerinage), d’une célébration du sacré, en une grande opération de marketing touristique dont non seulement Djerba a bénéficié mais aussi toute la Tunisie.
En rapport avec cette célébration annuelle, des évènements dramatiques ont eu lieu dans cet espace de recueillement et de prière, el ghriba, provoquant des assassinats perpétrés par des terroristes tunisiens, dont deux étaient des policiers censés protéger les visiteurs. Le premier acte terroriste a été commis dans les années soixante-dix lorsqu’un policier a commencé subitement à tirer sur la foule, semant la mort et la désolation.
Le deuxième attentat en 2002 au camion piégé (citerne de gaz) avait tué plus de 20 touristes qui visitaient la synagogue en dehors de la cérémonie annuelle. Le troisième attentat, effectué par un ex-gendarme probablement appartenant aux cellules dormantes salafistes, vient d’endeuiller aussi bien des familles juives que musulmanes. Plus le mythe de la ghriba est puissant, plus les fanatiques s’acharnent sur lui par le meurtre sacrificiel comme chez les barbares. Une violence qui nous vient du fond des âges.
Bien sûr que la ghriba est d’abord un mythe. Ce qui est affolant et curieux, c’est qu’aussi bien les médias tunisiens qu’étrangers confondent ce mythe, d’ailleurs fondateur, avec la réalité historique. Aucun texte, aucun document, même ceux trouvés chez la communauté juive de l’île en hébreu ou en arabe, n’atteste la véracité historique de la légende de la ghriba. Voici ce que pensent Abraham L. Udovitch, ex-professeur à l’Université de Princeton aux USA, spécialiste de la communauté juive de Djerba et connaisseur des textes hébraïques trouvés chez les juifs djerbiens, et sa conjointe Lucette Valensi, juive tunisienne d’origine livournaise et ethnologue, de ce qu’ils appellent «le mensonge sociologique».
Dans un texte publié par la célèbre revue Les Annales, dans son numéro 3 et 4, paru en mai 1980, ils ont écrit : « Les habitants de Hara Sghira (par opposition à Hara Kbira à Houmt el Soug) se disent arrivés de Palestine après la première destruction du temple (586 avant J.C.) ; ils sont des Cohens. Ils apportaient avec eux un fragment de la Porte du Temple (détruit par Nabuchodonosor), d’où le nom de leur village Dighet, équivalent de l’hébreu delet, la porte.
La légende de la ghriba, qui est devenue une synagogue où a lieu un pèlerinage annuel fréquenté par des milliers de juifs, enrichit ce mythe d’origine, en dépit de ses versions contradictoires : ou bien l’île paraît étrange « ghriba » aux juifs qui y débarquèrent et fondent leur synagogue de ce nom, ou bien il s’agit d’une jeune fille qui, ayant traversé la mer en serrant sur son cœur le rouleau de la loi (La Torah), vient mourir épuisée au lieu où est édifié la synagogue de l’étrange inconnue.
Les deux chercheurs citent à l’appui les travaux de D. Cohen sur «le parler arabe des juifs tunisiens». Ils en concluent que l’origine de terre sainte (Jérusalem) de la communauté juive de hara sghira fonde sa judéité et reconnaît à ses habitants dans leur rivalité avec ceux de hara kbira, la légitimité religieuse, même si les familles portant le nom Cohen sont en minorité. Ainsi, selon ces deux chercheurs juifs dont une Tunisienne, qui ne peuvent être soupçonnés d’antisémitisme, dénient à cette légende toute vérité historique. Aucun chercheur depuis cette publication qui remonte à 1980 n’a prouvé le contraire.
De toute façon, les seuls textes vérifiables sur l’existence même d’une communauté juive remontent uniquement au XVIe siècle où un auteur qui décrit l’expédition espagnole (dans F. Barth Ethnic groupsand boundaries, Boston 1969, cité par les mêmes auteurs) révèle : «Il y a à Djerba des juifs qui sont habillés de violacé avec certaines djebbas qui descendent jusqu’aux genoux», tandis qu’un autre affirme : «Là (Djerba) demeurent aussi des juifs qui sont habillés de vêtements bleus et ont la tête entourée de turbans jaunes».
Mais pour revenir à l’époque moderne, Djerba comptait, en 1926, 3800 juifs entre hara sghira et hara kbira sur une population musulmane qui avoisinait les 30 000, selon un écrit de l’administration coloniale. La communauté juive a atteint 4600 en 1946, en raison certainement de la présence allemande en Tunisie, où Djerba était certainement un refuge, pour redescendre à 2600 à l’Indépendance, en raison de l’immigration vers la France ou vers Israël. Elle en compte actuellement quelques centaines et la ziara de la ghriba constitue une occasion privilégiée pour que les juifs djerbiens renouent avec leur terre et leurs traditions.
Tourisme et religiosité
Tous ceux qui ont assisté à la fête de la ghriba ont eu l’impression qu’il s’agit plutôt d’une kermesse que d’un pèlerinage avec un rituel précis d’inspiration judaïque. Des films des années quarante qui circulent sur Youtube montrent une fête qui ressemble à une noce djerbienne musulmane avec le chameau et le haoudaj (ou jahfa) sur lequel trône une mariée.
La présence des musulmans mâles est tellement importante qu’on peut confondre la cérémonie avec celle de la nuit de noces chez les Djerbiens de rite ibadhite et de tradition berbère. Mais seule la présence des femmes juives en tenue traditionnelle djerbienne (fouta) avec leurs parures en or prouve qu’il s’agit d’une fête juive. Tout se passe comme si la ghriba est une jeune mariée qu’on convoie vers sa maison nuptiale. Ce qui laisse le champ libre à toutes les interprétations sur l’origine réelle de la fête.
La nourriture abondante distribuée au cours de la fête, constituée de plats spécifiquement juifs arrosés de la traditionelle boukha fait maison, confirme le caractère festif, et il serait difficile de concevoir qu’il s’agit d’un cérémonial religieux, même si le vin n’est pas interdit dans le judaïsme.
Cette manifestation cultuelle ressemble plus à une ziara d’un saint musulman et il y en a plus de 350 dans l’île de Djerba, qui font l’objet d’une dévotion religieuse très intense et où on pratique le rituel du sacrifice d’un mouton pour apaiser certainement le colère du saint et des esprits. Sauf que la cérémonie de la ghriba est devenue aussi un enjeu économique grâce au tourisme qui, sans lui enlever son caractère sacré, lui a donné une dimension internationale médiatique et même politique en rapport avec la question palestinienne.
La présence supposée et jamais officiellement confirmée d’Israéliens continue à échauffer les esprits et fait le jeu des extrémistes de tout bord, notamment chez les adeptes de l’islam politique.
Mais alors pourquoi une fête aux aspects profanes a-t-elle toujours été présentée comme une fête religieuse juive et la ghriba transformée en pèlerinage ?
Nous pensons que l’avènement du tourisme à Djerba a joué un grand rôle dans cette évolution, mais il faut souligner qu’il y a aussi la question politique, car il s’agit de la seule fête juive auréolée de sacré qui se déroule dans un pays arabo-musulman, et c’est en soi tout un symbole.
Djerba et el ghriba, toutes les deux sont victimes de leur succès mondial. Il n’y a pour s’en convaincre que de voir le nombre d’articles, films, reportages télévisés effectués continuellement sur ces lieux chargés de religiosité mais aussi de culture ancestrale, héritage d’un passé riche en immigrations venant de l’Europe, de l’Afrique, du Moyen-Orient, mais aussi de guerres et de luttes âpres entre puissances du moyen âge, dont l’Empire espagnol, la Sublime Porte, le royaume de Sicile, sans parler de l’époque grecque et romaine.
Djerba fut le réceptacle et gardien des temples, dont celui de la synagogue juive, mais aussi du mythe d’Ulysse et du Lotophage.
C’est pour cette raison que les fanatiques de l’islam politique s’acharnent à détruire ce mythe qui a permis la coexistence de toutes les minorités religieuses et ethniques et dont l’héritage cultuel et culturel a survécu aux vicissitudes du temps et aux entreprises destructrices de tous les fanatiques.
Même si el ghriba et Djerba appartiennent à la Tunisie, elles appartiennent surtout au patrimoine universel de l’humanité. Le dernier acte terroriste ne fera que conférer à ce trésor une immunité historique et universelle.