Grosse surprise à l’issue des élections présidentielles et législatives qui ont eu lieu dimanche dernier en Turquie. En dépit de la dérive autoritaire décriée par ses adversaires, d’une gestion jugée calamiteuse du tremblement de terre qui a fait pas moins de 50 000 victimes, d’une économie en panne de croissance avec une inflation de 44 % après un pic à plus de 85 % en octobre 2022,- un niveau inédit depuis un quart de siècle; le raz-de-marée anti-Erdoğan n’a pas eu lieu.
Il aura déjoué tous les pronostics. On le disait malade, il aurait récemment subi une crise cardiaque en direct, usé par un pouvoir qu’il détient depuis 20 ans, affaibli par une gestion très critiquée du double séisme qui a frappé le sud de la Turquie et fait plus de 50 000 morts ; à la traîne dans la plupart des sondages d’opinion qui donnaient au cours des derniers jours une victoire de l’opposition menée par Kemal Kiliçdaroglu. Pourtant, Recep Tayyip Erdoğan est en ballotage favorable avant le deuxième tour de la présidentielle qui se tiendra le 28 mai. Et il se permet même le luxe d’obtenir une majorité assez confortable au parlement turc, lors de ces élections législatives. Un exploit de la part d’un survivant que certains ont eu l’imprudence d’enterrer un peu trop vite.
En effet, il obtient 49,51 % des voix contre 44,88 % pour son principal opposant social-démocrate après le dépouillement des bulletins, selon le conseil électoral suprême du pays. Une avance qui n’est pas énorme mais qui est assez confortable, avec un écart supérieur à 4 %. Ainsi, le président sortant que certains sondages créditaient il y a encore quelques semaines d’une défaite dès le premier tour, fait mieux que résister. Et ce, à Kemal Kilicdaroglu, son rival à la tête d’une coalition de six partis et soutenu par le Parti démocratique des peuples (HDP) pro-kurde.
Une victoire en demi-teinte
Ainsi, il repartira en campagne fort d’un avantage décisif avant le second tour et une confortable réserve de voix. Les jeux sont faits, il n’a rien à jouer? En bon stratège et en homme avisé, M. Erdoğan, 69 ans, sait qu’il ne faut jamais vendre la peau de l’Ours qu’on ne l’ait mis par terre et qu’en politique, rien n’est gagné d’avance.
Une victoire en demi-teinte pour le président sortant? « Les jeux restent ouverts avant le deuxième round de la présidentielle. Sachant que la politique turque est pleine de surprises. Pour la première fois Erdoğan se retrouve dans une situation de semi-échec. Puisqu’il va devoir se représenter devant les électeurs, lors de ce deuxième tour. Il s’agit d’une réussite pour l’opposition, mais d’une réussite en catimini ». C’est ce qu’estime un fin observateur de la classe politique turque.
Or, il semble probable que profitant d’une majorité acquise au parlement, le camp du président sortant joue l’argument de la stabilité pour fustiger « l’épouvantail » d’une possible cohabitation en cas de victoire de Kiliçdaroglu.
Et ce, d’autant plus que la dynamique est clairement favorable au Reis, qui est arrivé en tête de la présidentielle dimanche; mais qui n’a pas réussi pour autant à obtenir les 50 % des voix nécessaires pour l’emporter dès le premier tour. Pour sa part, l’opposition semble avoir jeté toutes ses forces dans la bataille pour l’emporter dès le premier tour. Or, elle a échoué. Et sa possible défaite le 28 mai prochain, lors du second tour de la Présidentielle, peut s’insinuer dans l’esprit des électeurs. L’opposition sera-t-elle pour autant gagnée par une sorte de résignation, voire de fatalisme?
Faiseur de rois
Reste un mince espoir pour l’opposition de rattraper son retard, de rester dans la course et pourquoi pas de renverser la vapeur : gagner les faveurs de Sinan Ogan, le 3ème homme de l’élection.
En effet, cet ultranationaliste, universitaire et ex-diplomate de 55 ans a recueilli 5,2 % des voix au premier tour. Il sera donc en quelque sorte l’arbitre du second round de la présidentielle.
Pour le moment, il entretient le suspense autour de ses intentions. En s’étant bien gardé jusqu’ici d’annoncer s’il soutenait l’un des deux candidats encore en lice.
Faisant monter les enchères, il se dit prêt à négocier aussi bien avec le président Erdoğan qu’avec l’opposant Kiliçdaroglu. Ses exigences? Le refoulement des 3,5 millions de réfugiés syriens et l’éviction des partis issus de la minorité kurde.
L’enjeu des réfugiés syriens
« Ce que je veux est clair, c’est le départ des Syriens. Tous les réfugiés doivent rentrer chez eux. Le candidat qui est d’accord avec cela et qui met cette politique en pratique, je voterai pour lui ». C’est ainsi qu’il annonce la couleur.
Pour rappel, la Turquie accueille près de 3,6 millions de Syriens, les trois quarts bénéficiant d’un statut de protection temporaire. Mais, eu égard à la crise économique et monétaire étouffante à laquelle Ankara est confrontée, l’on assiste à un mouvement grandissant d’hostilité de la part de la population mais aussi de la majorité des partis politiques envers ces réfugiés.
Chasser les vieux démons
Rappelons enfin que la participation des électeurs turcs au scrutin du dimanche 14 avril atteint plus de 90 %. Dépassant de très loin celle de la plupart des élections récentes dans les pays européens. En effet, les électeurs se sont présentés en masse et en ordre dans les quelque 200 000 bureaux de vote à travers le pays pour élire le président des cinq prochaines années et les 600 membres du Parlement.
Cette élection, qui s’est déroulée selon les observateurs « sans incident notable », démontre cent ans après la fondation de la république laïque de Mustafa Kemal Atatürk, que la Turquie a fini par chasser ses vieux démons.
Un test grandeur nature de la bonne santé de la jeune démocratie de cette puissance régionale de 85 millions d’habitants. La Turquie, depuis le coup d’État de 1960, aura connu trois autres putschs en 1971, 1980 et 1997. Sans parler de la tentative de coup d’Etat dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016 et qui s’est soldée par la mort de 273 personnes.