Que les détracteurs du chef de l’Etat Kaïs Saïed soupçonnent la « dérive autoritaire » du maître de Carthage, c’est dans l’ordre des choses dans une démocratie naissante. Toutefois, le fait qu’un responsable libyen, le président du Haut Conseil d’État libyen en personne, regrette « le retour de la dictature » en Tunisie, en exprimant à l’occasion sa solidarité avec son ami Rached Ghannouchi, est une enfreinte aux codes diplomatiques et une ingérence flagrante dans les affaires internes de notre pays.
Entre partisans de la confrérie des Frères musulmans, l’organisation transnationale islamique fondée en 1928 par Hassan el-Banna en Égypte et considérée partout dans le monde sauf par les mollahs en Afghanistan comme terroriste, on se serre les coudes surtout dans les moments difficiles. En atteste la prise de position d’un haut responsable libyen.
Et ce n’est pas sans surprise que Khaled al-Michri– ancien membre actif des Frères musulmans emprisonné par le régime de Mouammar Kadhafi de 1998 à 2006, avant de présenter paraît-il le 26 janvier 2019 sa démission en tant que membre de cette organisation pour présider le Haut Conseil d’État libyen (HCE), instance faisant office de Sénat- a « regretté » hier mardi 16 mai « le retour de la dictature » en Tunisie. Tout en exprimant sa solidarité à son ami et mentor Rached Ghannouchi, le chef du parti islamiste d’Ennahdha.
D’ailleurs, en tant que président de l’organe législatif libyen dont le siège est à Tripoli, M. al-Michri entretenait des contacts étroits avec son homologue tunisien quand ce dernier était au Perchoir.
Solidarité entre frères d’armes
Sachant que ce dernier ne cache pas s’être d’abord inspiré des Frères musulmans égyptiens, avant de se réclamer du modèle islamiste turc de Recep Tayyip Erdogan.
D’ailleurs, c’est également sans surprise que la Confrérie des Frères musulmans a condamné, mardi 18 avril 2023, l’arrestation « du grand penseur islamique, président du Parlement tunisien et chef du parti Ennahdha, Rached Ghannouchi » et a demandé « sa libération immédiate ».
Il va sans dire que les propos virulents du responsable libyen risquent d’abord de provoquer l’ire et l’indignation du locataire du palais de Carthage. Sachant celui-ci très à cheval sur la question de la souveraineté nationale et tout à fait hostile à toute ingérence dans les affaires internes de son pays. Ensuite, de raviver les tensions entre les deux pays. Alors que les relations souvent en dents de scie entre la Tunisie et la Libye se sont apparemment apaisées fin novembre à l’occasion d’une visite à Tunis du chef du gouvernement de Tripoli, Abdelhamid Dbeibah.
« Ghannouchi, vous n’êtes pas seul »
En effet, dans un message posté hier mardi 16 mai sur les réseaux sociaux, Khaled al-Michri a « déploré » la détention « du président du Parlement élu par le peuple, le penseur Rached Ghannouchi, à cause d’une opinion qu’il a exprimée ».
« Ce développement absurde témoigne du retour de la dictature, de l’injustice et du bâillonnement de la libre expression en Tunisie », poursuivait-il. Avant de s’écrier, lyrique « Ghannouchi, vous n’êtes pas seul! »
A ce propos, notons que ce n’est pas la première fois que le président du Haut Conseil d’État libyen s’ingère d’une manière flagrante dans les affaires internes de notre pays en s’en prenant directement au chef de l’Etat tunisien et en le qualifiant de « dictateur ». Lui, le grand démocrate libyen, défenseur acharné des droits de l’Homme devant l’Eternel!
Déjà, lors d’une interview diffusée le 25 janvier 2023 par la chaîne télévisée libyenne Al Massar, Khaled al-Michri aurait qualifié Kaïs Saïed de « dictateur autoritaire ayant regroupé les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire et affirmé que la magistrature était une fonction et non un pouvoir ». Puis, il avait ajouté que la Tunisie « ne pouvait plus se débarrasser de lui en raison du soutien de l’armée et du ministère de l’Intérieur ».
Casseroles judiciaires
Pour rappel, l’ex-président de l’ARP dissoute, 81 ans, a été arrêté et incarcéré le 17 avril 2023 au moment de l’iftar, le repas de rupture de jeûne du ramadan et quelques heures avant la célébration par les fidèles de la nuit sacrée « du destin ». Et ce, à la suite de déclarations fuitées dans lesquelles il avait soutenu que la Tunisie serait menacée d’une « guerre civile » si l’islam politique était éradiqué.
Avant, il avait été entendu en novembre 2022 par un juge du pôle judiciaire antiterroriste pour une affaire en lien avec l’envoi de djihadistes en Syrie et en Irak. En juillet de la même année, il avait été interrogé pour des soupçons de corruption et blanchiment d’argent liés à des transferts de fonds depuis l’étranger vers une organisation caritative affiliée à Ennahdha.
Un mois plus tard, précisément le 15 mai, il fut condamné à un an de prison par contumace assorti d’une amende de mille dinars pour « apologie du terrorisme ». Sachant qu’il a obstinément refusé de comparaître dans le cadre de cette affaire, la considérant « fabriquée et sans fondement et estimant ne pas avoir droit à un procès équitable ». Les poursuites à son encontre, selon ses dires, étant motivées par des raisons politiques ».
L’affaire en question remonte au début 2022. En prononçant l’éloge funèbre à Tataouine lors de l’enterrement du membre du conseil de la Choura Farhat Laâbar, M. Ghannouchi aura assuré que toute sa vie, le défunt ne craignait pas les tyrans qu’il qualifiait de « Taghout ». S’ensuivit une plainte déposée par un syndicat de policiers qui l’a accusé d’inciter les Tunisiens à s’entretuer.
Soulignons également que le leader historique du parti islamiste d’Ennahdha est poursuivi pour « complot en vue de porter atteinte à la sûreté intérieure de l’État ». Un chef d’accusation passible de la peine de mort.
Est-ce le début de la fin de l’islam politique en Tunisie? L’avenir nous le dira. Mais en attendant, l’homme qui est contesté même dans son propre camp et qui est de surcroit poursuivi dans 19 affaires selon l’avocat Mokhtar Jemai, membre du collectif de sa défense, a certainement un passé, certes peu glorieux. Mais point d’avenir.