Comment aborder un roman déroutant comme celui de Al-milaf Al-asfar de l’écrivaine tunisienne Amira Ghenim (traduction littérale Le dossier jaune, mais nous préférons Le vieux dossier) sans faire face à un mirage? A chaque fois qu’on croit saisir la quintessence du roman, on se rend compte qu’on s’est trompé de piste et d’approche.
Ce fait est tout à fait normal, étant donné que l’œuvre littéraire qu’elle soit en vers ou en prose ne livre pas aisément ses merveilles enfouies entre les pages. Notre roman n’a livré ses secrets que dans les dernières pages, après avoir épuisé le lecteur à travers ses 306 pages. Avant de se trouver face à un dénouement digne d’une tragédie racinienne des temps modernes.
Ce roman, édité par la jeune et prometteuse maison d’édition Pop Libris, a été publié à l’occasion de la dernière édition de Foire internationale du livre de Tunis (FILT) qui s’est tenue du 28 avril au 7 mai 2023. La réussite était au rendez-vous et l’éditeur a mis en vente la deuxième édition du roman. Tant attendue, surtout par les lecteurs tunisiens qui ont été envoutés par le premier roman de l’écrivaine « Le désastre de la maison des notables » retenu dans la short list du Prix international du roman arabe (Booker) 2021. De ce fait, l’écrivaine ne fait que réaffirmer son talent.
Pour ne pas tout dévoiler, disons que c’est un roman psychologique qui sonde les profondeurs de la nature humaine et ses secrets enfouis à travers l’histoire d’une passion meurtrière entre Ghassen Jaouadi et sa bien aimée inaccessible Hajer. Dur est le chemin de Ghassen Jaouadi, car tous les chemins qu’il a empruntés le mènent loin des bras de Hajer. Ce qui exacerbe sa perdition et précipite sa descente aux enfers.
Ghassen Jaouadi l’amoureux malheureux
D’un étudiant à l’Ecole normale de Sousse en littérature, langue et civilisation arabe destiné à une carrière d’enseignant, à un directeur d’hôtel somptueux à Hammmet impliqué dans des magouilles et corruptions financières. Ghassen a rejeté ses principes, vendu son âme au diable et a plongé dans un marécage de corruption. L’homme épris de littérature et de poésie s’est dérouté dans l’espoir d’atteindre le monde de la richesse et du pouvoir, rien que pour devenir digne de Hajer. Ainsi Ghassen n’est pas un personnage étrange dans la littérature. Il ne peut être que le petit frère du héros de Bel-Ami, Georges Duroy, du héros du Père Goriot de Balzac, Eugène de Rastignac. Tous les trois, pour une raison ou pour une autre, ont voulu « grimper à toute vitesse les marches de l’ascenseur social sans scrupules ».
Pour le cas de Ghassen, s’il a voulu emprunter ce chemin, c’est pour satisfaire sa bien-aimée, l’insatiable Hajer dont les yeux regardent très haut et qui ne parle que le langage de l’argent et du luxe. Et c’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle n’a que mépris pour le salaire de l’enseignant qui « ne peut pas la faire vivre ». Et à cause de son insatiabilité, le Roméo tunisien a couru à sa perte. Hajer, l’étudiante en médecine qui n’a pas terminé ses études, a toujours manipulé et attiré son malheureux amoureux.
Un homme et trois femmes
Les femmes traversent le roman de bout en bout et entourent la vie de Ghassen. Chacune d’elles est l’un des reflets d’un état d’âme de Ghassen. Chaque femme nous miroite l’une des facettes de l’antihéros. Hajer est la femme fatale, tentatrice, destructrice. Hajer est l’instigatrice du mal en lui. Ce personnage féminin rappelle bien celui d’Eve qui a incité Adam à manger le fruit défendu. Hajer est à la fois Carmen, Eve, Manon Lescaut, Béatrix.
Son épouse Emna, incarne la femme typique tunisienne qui se bat pour défendre son foyer et sauver son homme de la dérive. Tout en sachant qu’il n’a pas oublié l’amour de sa vie, Hajer. Emna, on l’a voit faire de son mieux et s’armer de patience face au comportement de Ghassen. Avant de se rendre compte que sa patience a atteint ses limites. La relation entre Ghassen et Hajer d’une part et de Ghassen et Emna d’autre part montrent bel et bien qu’il existe une grande différence entre l’épouse et l’amante qu’il n’a pas pu épouser. La différence est grande entre l’épouse et la femme qu’on porte dans le cœur.
Quant à Salwa, la masseuse à l’hôtel dont il est le directeur, en situation précaire, maman divorcée, elle est son refuge charnel et spirituel. Cette femme s’est vouée à lui corps et âme. De ce fait, la relation entre eux dépasse de loin celle d’un directeur d’hôtel en relation extraconjugale avec son employée. Outre la relation sexuelle, cette femme est son havre de paix. Epuisée par ses problèmes conjugaux et son amour impossible pour Hajer, Ghassen n’a de refuge qu’entre ses bras.
Tourbillon de délires et maladies psychiatriques
Dès la première page du roman, le lecteur se trouve pris dans un tourbillon de tourment, délire, angoisse, traumatisme et autre anomalie psychique dont certain ouvrent la porte en grande au suicide. La plume de l’écrivaine a su brosser des portraits psychologiques bien précis pour chaque personnage. A certain moment, on a l’impression que l’univers du roman n’est qu’un hôpital psychiatrique, sans psychiatre, ni psychologue et où les patients sont livrés à eux-mêmes, dans la tourmente, comme des bateaux ivres.
Rares sont les personnages qui ne souffrent pas de troubles psychologiques dans ce roman. La raison de leur existence est d’assister Ghassen et d’empêcher sa démence. Dire que chacun a son propre vieux dossier…