On l’a connu et apprécié comme brillant secrétaire d’État chargé des Affaires de l’Amérique et de l’Asie du temps du tourbillon post-révolution. On le pré- sente aujourd’hui comme le président fondateur de la Chambre de commerce et d’industrie tuniso-japonaise (CCITJ). C’est de Hédi Ben Abbes qu’on parle.
En fin connaisseur des relations internationales et de géopolitique, il nous expliquera comment Erdogan, qu’on disait à bout de souffle, a réussi l’exploit de se faire réélire. Plus important encore, il nous analysera les retombées de la reconduction d’Erdogan sur la région et plus particulièrement sur la Tunisie, en relation avec l’islam politique. S’agissant de la décision prise, du temps du président Moncef Marzouki, de rompre les relations diplomatiques avec la Syrie, M. Abbes fera le point. Il nous dira que la décision était compréhensible, tout comme celle de la rétablir aujourd’hui. « C’est le sens même des relations internationales, qui doivent s’adapter aux changements géopolitiques et géostratégiques », nous souligne-t-il. Ce qui nous mènera à parler de la diplomatie tunisienne en général. Une diplomatie qui devra être, selon M. Abbes, orientée vers des objectifs économiques, à même de faire de la Tunisie un interlocuteur crédible et de peser ainsi dans les décisions géostratégiques et géopolitiques dans la région. Interview.
L’actualité aujourd’hui, c’est la réélection d’Erdogan en Turquie. Une première lecture.
La réélection de M. Erdogan était attendue en dépit de son bilan économique négatif et d’un bilan politique mitigé, principalement en matière de liberté individuelle et collective. Elle était attendue pour au moins une raison principale : l’incohérence politique de son adversaire Kemal Kilicdaroglu à la tête du CHP, le parti républicain aux relents européistes et nationalistes à la fois et dont la ligne politique a été brouillée par des alliances « contre-nature », ratissant large de la gauche à l’extrême droite xénophobe et jusqu’aux nationalistes kurdes. C’est l’incohérence politique et la faiblesse de cette opposition qui sont à l’origine de la victoire de M. Erdogan, alors que son régime était à bout de souffle. A cela s’ajoute la composante religieuse, donc conservatrice de l’AKP sur fond de nostalgie de la grandeur de l’ancien Empire ottoman qui a rendu possible l’alliance avec le MHP, un parti racialiste et ouvertement xénophobe. Sans oublier le pragmatisme qui a caractérisé la politique étrangère de M. Erdogan en étant à la fois un des fournisseurs d’armes (drones) pour l’Ukraine d’un côté, et membre de l’Otan de l’autre, avec environ 50 ogives nucléaires américaines sur le territoire turc, un ami de la Russie et de la Chine, tout en s’opposant à l’entrée de la Suède et de la Finlande dans l’Otan. S’il y a une définition de l’opportunisme politique, l’expérience turque des 10 dernières années peut en être la parfaite illustration.
Quelles seront, selon vous, les retombées de la reconduction d’Erdogan sur la région et plus particulièrement sur la Tunisie, en relation avec l’islam politique ?
Cette réélection fera d’Erdogan un des dirigeants dont la durée au pouvoir est la plus longue en Europe et certainement la plus longue parmi les dirigeants des pays de l’Otan dont la Turquie fait partie depuis 1952. S’il est réconforté au pouvoir avec presque 4 points d’avance sur son rival, la partie ne sera pas facile pour Erdogan aussi bien à l’intérieur du pays qui vit une crise économique sans précédent avec une inflation galopante et une dépréciation de la livre turque que sur le plan géopolitique, où il faudrait dire en préambule que jamais le concept de géopolitique n’a résonné aussi fort que dans le cas de la Turquie, où c’est la géographie qui détermine le politique et non le politique qui détermine la géographie. En effet, étant à cheval entre deux continents dans une région caractérisée par l’inconstance de ses politiques et par l’instabilité au vu des enjeux majeurs qu’elle représente, on a vu les choix stratégiques de la Turquie d’Erdogan changer de manière radicale au gré des alliances qui se font et se défont. Après un soutien inconditionnel aux Frères musulmans depuis 2011, ce qui a fini d’ailleurs par provoquer la démission du célèbre ministre des Affaires étrangères M. Ahmet Davutaglu, l’auteur de la célèbre stratégie de zéro conflit avec les voisins, M. Erdogan avait opté pour une stratégie ouvertement pro-Frères musulmans aussi bien en Egypte, qu’en Tunisie ou encore en Libye. Cette stratégie a provoqué des tensions graves avec l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis et même avec des alliés occidentaux qui voyaient leurs intérêts menacés par la formation d’un « croissant islamiste » allant du Soudan jusqu’à Tunis et menaçant l’Algérie et le Maroc à terme.
La chute des Frères musulmans en Egypte et puis en Tunisie
La chute des Frères musulmans en Egypte et puis en Tunisie, le maintien au pouvoir du régime de Bachar al-Assad en Syrie, le rapprochement entre les pays du Conseil de coopération du Golfe (les ennemis d’hier), associés à la crise économique de la Turquie ont précipité le revirement stratégique de la politique étrangère de la Turquie qui accepte désormais le nouveau rapport de force dans la région. La réintégration de la Syrie dans la région, les nouvelles relations avec l’Arabie saoudite et les EAU, les contrats d’investissements mirobolants que proposent les pays du Golfe à la Turquie, le rétablissement des relations avec Israël sur fond d’intérêts communs dans la Méditerranée orientale et les richesses en gaz qu’elle recèle ont contraint Erdogan à revoir de fond en comble ses relations avec ses voisins, tout en essayant, avec un certain succès d’ailleurs, de jouer un rôle important entre les pays de l’Otan et la Russie, l’ancien ennemi historique de la Turquie et désormais une carte entre les mains de la Turquie pour le règlement du conflit en Ukraine. Aujourd’hui, la Turquie est plus que jamais une pièce maîtresse dans la région qui s’étend de l’Asie mineure jusqu’à l’Europe occidentale. Elle peut jouer un rôle important dans tous les dossiers « chauds » en Iran, en Syrie, en Libye, en Ukraine, en Azerbaïdjan, tout en servant de pont entre les pays de l’Otan, la Russie et la Chine dans une certaine mesure. Pour la Tunisie, la chute du parti Ennahdha constitue un tournant dans la politique étrangère turque. Tout en gardant un œil sur la Tunisie en raison des enjeux majeurs en Libye, la Turquie est parfaitement consciente du fait que le centre de gravité géopolitique de la région s’est déplacé vers les pays du Golfe et dans une autre mesure vers l’Afrique subsaharienne, le nouveau terrain de croissance.
Sur un autre sujet, et concernant le rétablissement des relations diplomatiques tuniso-syriennes, pensez-vous que c’est un juste retour des choses ? Pensez-vous que rompre les relations avec la Syrie était la bonne décision ?
Nous apprenons à nos étudiants un vieil adage qui consiste à dire qu’il n’y a pas de relations amicales permanentes mais des intérêts permanents dès lors qu’il est question de relations internationales. Cet adage n’a jamais été aussi pertinent qu’aujourd’hui, sous l’effet de la vitesse des changements technologiques et climatiques et des enjeux économiques que cela implique. Donc, chaque décision politique doit être située dans le contexte qui l’a produite. La rupture des relations diplomatiques avec la Syrie a eu lieu dans un contexte dit « révolutionnaire », où la pression sociale était à son comble, poussant vers un changement des régimes pour une meilleure prise en compte de certaines valeurs censées être universelles. La rupture n’était pas unilatérale, mais le gouvernement de l’époque en assume la responsabilité. Il faudrait être nuancé à ce propos, car l’idée qui s’imposait à l’époque à l’équipe dirigeante partait du principe que nous ne pouvons pas soutenir un changement visant à établir un Etat de droit en Tunisie et rester indifférent à la même revendication proclamée par un peuple frère. Le soutien était alors politique et ne cherchait en aucun cas à renverser le régime syrien et ouvrir la porte à des groupuscules obscurantistes encore plus dangereux que le régime en place.
La position de la Tunisie était pour un arrangement politique pour une Syrie
La position de la Tunisie était pour un arrangement politique pour une Syrie en consonance avec les revendications populaires pacifistes. Cette stratégie a échoué pour des raisons qui échappent à la Tunisie en raison des enjeux internationaux que représente le dossier syrien. Les pays de la région et les grandes puissances internationales ont pesé lourd dans le développement de la situation politique et militaire de la Syrie et contribué de manière significative à la radicalisation de la situation, chacun défendant des intérêts contradictoires par rapport à ceux des autres belligérants. Aujourd’hui, la donne géopolitique et géostratégique a radicalement changé et il est naturel de revoir la politique étrangère de la Tunisie en fonction de tous les éléments nouveaux qui plaident en faveur d’une normalisation des relations entre la Tunisie et la Syrie. Dans un souci de continuité de l’Etat et donc de sa respectabilité, toutes les décisions, celles d’hier, comme celles d’aujourd’hui, s’inscrivent dans un continuum historique commun à tous les Tunisiens. Par conséquent, nous devons tous en assumer la responsabilité depuis le régime des Beys jusqu’à aujourd’hui en passant par l’ère de Bourguiba et de Ben Ali. C’est ça le sens de l’Etat.
Un extrait de l’interview qui est disponible dans le mag de l’Economiste Maghrébin n 871 du 7 au 21 juin 2023