Lors d’une interview, dimanche dernier, sur les ondes d’une radio privée, le spécialiste des théories politiques islamiques et de droit public, Yadh Ben Achour, tente avec brio de répondre à cette question lancinante de l’histoire humaine : pourquoi les Révolutions échouent-elles à réaliser leurs objectifs dans l’immédiat ou à court terme? La réponse est de haute facture.
Yadh Ben Achour, professeur émérite et, entre autres, ex-doyen de la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis récidive.
Après avoir édité en 2018 son opus intitulé « Tunisie, une révolution en terre d’Islam », ce spécialiste des théories politiques islamiques et de droit public vient de publier son nouvel ouvrage. Il a pour titre de : « L’éthique des révolutions« , paru aux Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris. Sa version tunisienne se trouve dans nos librairies à partir du dimanche dernier. Un livre événement de 344 pages qui examine à la loupe le phénomène révolution, depuis l’amont jusqu’à sa mise en œuvre. Il l’a présenté au public à l’occasion de son passage dimanche, 11 juin 2023 sur Mosaïque Fm, à une heure de grande écoute.
Les enseignements de l’Histoire
Ainsi, durant 1 heure 41 minutes de pur régal où se mêla érudition et originalité, le juriste qui était aux premières loges de la révolution tunisienne en sa qualité du président de la Haute instance de réalisation des objectifs de la révolution, dont la mission essentielle consistait à préparer les élections de l’Assemblée nationale constituante, choqua d’emblée ses auditeurs en affirmant haut et fort qu’il est très rare que les grandes révolutions connues comme la Révolution française, américaine, russe chinoise, polonaise ou iranienne, réalisent leurs objectifs dans l’immédiat ou à court terme.
Et de donner l’exemple de la Révolution française de 1789 qui fut émaillée de violence, de bain de sang, de terreur avant de réaliser ses objectifs : liberté, égalité, fraternité. Mais au bout d’un siècle. « Ce qui n’est pas grand-chose dans l’échelle de l’histoire de l’humanité », a-t-il soutenu.
Morale et éthique
C’est que, argumente-t-il, dans le concept de Révolution à travers l’Histoire, il y a toujours eu une différence entre l’éthique « akhlaqiat » et la morale « akhlaq ».
« L’éthique est un acte de pensée en vue émaillée de bonnes et nobles intentions; alors que la révolution, un fait historique ». D’une autre manière, l’éthique par principe « est porteuse des principes idéologiques universels tels que la liberté, l’égalité et la fraternité ». Alors que la morale est un « acte politique »; d’où la confrontation inévitable entre les droits et les intérêts.
L’invité de Hamza Balloumi rappelle dans ce contexte que toutes les révolutions, qu’elles soient politiques, sociales ou religieuses depuis l’antiquité la plus éloignée jusqu’aux récentes révolutions africaines et dans le monde arabe, de Spartacus contre les Romains, au Saheb el Zenj en Arabie, ou récemment ce qu’on appelle le Printemps arabe, tentèrent depuis la nuit des temps d’en finir avec la servitude, la pauvreté, l’humiliation et la discrimination et de réclamer un minima de dignité, de liberté et de justice des partages. Hélas, elles échouèrent justement et « jusqu’à nouvel ordre » à cause des conflits d’intérêt entre l’éthique et les exigences d’une certaine morale (celle des plus forts? » dans sa conception bassement politico-politique.
Quid de la révolution tunisienne ?
Et que penser de la révolution tunisienne de 2011? Le fils de l’illustre exégète du Coran, cheikh Mohamed Tahar Ben Achour, auteur du monumental Al Tahrir wal Tanwir, soutient que depuis l’indépendance de la Tunisie, on n’a jamais pu établir une véritable égalité sociale sous le régime de Bourguiba. « Bien que la barre des attentes ait été très élevée; le bâtisseur de l’Etat moderne voulait certes libérer son peuple, mais sa politique n’était pas au diapason, ni avec sa philosophie, ni sa manière de penser ».
Idem de Ben Ali qui cherchait lui aussi à élever matériellement le niveau de son peuple. Mais « le régime politique qu’il a adopté était mauvais sur le plan pratique et juridique, en rapport avec l’égalité ».
Quant aux islamistes, ils n’ont pas su gouverner, juge Ben Achour, au point d’avoir poussé les citoyens à « les haïr ». Toutefois, grâce à la Révolution, « les Tunisiens ont acquis la liberté politique ».
Revenant sur la situation actuelle, Yadh Ben Achour ne cache pas sa déception, estimant que depuis l’événement du 25 juillet 2021, les acquis de la Révolution « sont gravement menacés ».
Et de donner l’exemple des prisonniers politiques détenus à La Manouba et à El Mornaguia depuis le mois de mai pour un « vague » complot contre la sûreté de l’État, sans chefs d’accusation précis. Alors que sous d’autres cieux, en Amérique, le procureur spécial, Jack Smith, s’est fendu d’une liste complète et détaillées des charges qui pèsent sur l’ancien-président des Etats-Unis, Donald Trump. Celui-ci est en effet soupçonné de détenir illégalement depuis son départ de la Maison-Blanche en 2021 des documents qui menacent même les secrets nucléaires de son pays.
Terrible comparaison, conclut l’éminent membre de l’Académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts.