« Une société qui ne se pense pas ne peut que s’enfoncer dans la décadence, lentement ou brutalement » (Alain Touraine).
Décédé le 9 juin, intellectuel de gauche mais apprécié à droite, Alain Touraine a signé une œuvre abondante qui a décrit les dynamiques du changement de société pendant les Trente Glorieuses et après. Il avait commencé par se pencher pour cela sur les ouvriers, sa thèse portant sur ceux du constructeur automobile Renault.
Analysant les événements de mai 68, il affirma que ce mouvement « fut plus un mouvement social qu’une action politique ». Il lui réserva un livre, avec un titre significatif »Le Mouvement de Mai ou le communisme utopique » (éditions du Seuil, 1968). Il affirma qu’il « n’y eut jamais de convergence des usines et des universités. Les deux univers étaient bien cloisonnés. Il y eut tout juste une interaction historique ». Il se proposait volontiers comme médiateur entre mouvement étudiant et pouvoir, sans occulter les mutations que mai 68 annonçait. « Ce n’est qu’un début », dit-il. Comment dire ces mots sans reconnaître à la fois en mai la naissance d’un nouveau mouvement social et les confusions ou les déviations d’une action dont ni les acteurs, ni les adversaires, ni les objectifs ne pouvaient être nettement définis par le mouvement lui-même… Il est, un siècle après le socialisme utopique et la naissance de la société technocratique, l’expression du communisme utopique. Touraine décrédibilisait la révolte étudiante, perçue comme une poussée sociale sans pensée stratégique. « L’utopie est l’expression d’une action politique qui n’a pas encore pu transformer son projet en combat, mais elle est créatrice. Au contraire, le scandale ou l’insulte, qui accompagnent la révolte, sont davantage le signe d’une pathologie sociale que le moyen de lutte ».
Après mai 1968, Touraine avait été attentif aux différents nouveaux mouvements sociaux qui portaient des thèmes autres que ceux de l’ouvriérisme socialiste. « Le temps des luttes sociales, des rapports de classes, des mouvements sociaux n’est-il pas passé ? », se demandait-il dans « La Voix et le Regard » en 1978, ouvrage de synthèse sur la sociologie de ces mouvements, étudiants, régionalistes, féministes, etc. En 2013, il prophétisait dans son essai « La Fin des sociétés » et l’avènement « d’un autre type de vie collective et individuelle fondé sur la défense des droits humains universels contre toutes les logiques d’intérêt et de pouvoir ».
Innovation audacieuse, sa redéfinition de la démocratie : « La démocratie, dit-il, est une idée neuve. Parce que les régimes autoritaires se sont écroulés à l’Est et au Sud et parce que les Etats-Unis ont gagné la guerre froide sur une Union soviétique qui, après avoir perdu son empire, son parti tout-puissant, son avance technologique, a fini par disparaitre, nous croyons que la démocratie l’a emporté et qu’elle s’impose aujourd’hui comme la forme normale d’organisation politique, comme l’aspect politique d’une modernité dont l’économie de marché est la forme économique et la sécularisation l’expression culturelle. Mais cette idée, pour rassurante qu’elle soit pour les Occidentaux, est une légèreté qui devrait les inquiéter » (Alain Touraine « Qu’est-ce que la démocratie ? « , Fayard, 1994).
Jugeant son collègue Alain Touraine, Edgar Morin a salué sur Twitter un « compagnon de 70 ans de vie, grand et perspicace sociologue » et « un noble, loyal et grand esprit, fierté de la pensée française ».