En apparence, l’interdiction de couverture médiatique des deux affaires de complot contre la sûreté de l’État vise « le bon déroulement de l’enquête en cours et la confidentialité de l’instruction ». A moins que cette décision inédite prise par le premier juge d’instruction près le Pôle judiciaire de lutte contre le terrorisme n’exprime la détestable interférence de l’appareil judiciaire dans le processus des libertés fondamentales, dont la liberté d’expression et de la presse.
Ce n’est pas un hasard, hélas, si notre pays a dévissé de 48 places entre 2021 et 2023 ; perdant ainsi, selon le dernier classement mondial de la liberté de la presse, 27 places et dégringolant au 121 rang. Un recul inédit depuis la chute du régime de Zine El Abidine Ben Ali en 2011. Et ce n’est pas l’interdiction du traitement médiatique de l’affaire du complot contre la sûreté de l’État qui va redorer le blason des libertés fondamentales en Tunisie. Loin s’en faut.
Inexplicable
C’est ainsi que le premier juge d’instruction du bureau n°36 près le Pôle judiciaire de lutte contre le terrorisme décida d’interdire la couverture médiatique des deux affaires de complot contre la sûreté de l’État. Une décision inattendue, c’est le moins que l’on puisse dire. Elle fut annoncée par la porte-parole du pôle, Hanen Gueddes et publiée le 17 juin 2023 par l’agence Tunis Afrique presse. Quelle est la raison invoquée? Garantir le bon déroulement de l’enquête et la confidentialité de l’instruction ainsi que protéger les données personnelles des individus concernés.
Soit. Juridiquement, cette explication peut à la rigueur tenir la route, quoiqu’un peu tirée par les cheveux. Mais pourquoi cette décision ne concerne-t-elle que les médias audiovisuels? Cela veut-il dire in extenso, que la presse écrite et celle en ligne sont autorisées à « traiter » médiatiquement les deux affaires de complot contre la sûreté de l’Etat sans tomber sous la coupe de la loi? Bref, une décision inexplicable à double standards. Les voies du Seigneur sont impénétrables!
S’agit-il d’un coup de canif porté à la liberté d’expression et de la presse à travers une ordonnance judiciaire d’atteinte au droit d’accéder à l’information ? Ou est-ce un démantèlement délibéré du système démocratique mis en place après la révolution de 2011 ? Lequel aura donné naissance à l’un des paysages médiatiques les plus libres de tous les pays arabes.
Le moins que l’on puisse dire est que cette ordonnance judiciaire ait suscité en Tunisie et même à l’international remous, colère, indignation et critiques virulentes.
Tollé
Ainsi, les activistes et membres du Comité de défense dans les affaires de complot contre la sûreté de l’État ont mis l’accent sur le « dangereux précédent » que représente cette décision. Il s’agit pour eux « d’une tentative de renforcer le contrôle des médias et de restreindre la liberté d’expression ».
Dans un communiqué rendu public dimanche 18 juin 2023, ledit comité souligne que la décision du juge d’instruction de restreindre la diffusion médiatique « va à l’encontre de la liberté d’expression et des médias; ainsi que des dispositions de la constitution et des lois en vigueur dans le pays. En particulier les dispositions du décret 116, qui empêchent le contrôle social des activités judiciaires, élément essentiel pour garantir la transparence du système judiciaire. D’autant plus que cette affaire concerne un procès politique initié par le pouvoir en place contre des opposants démocratiques en raison de leurs positions ».
Toujours selon la même source, « l’objectif réel de cette décision n’est pas de garantir la confidentialité de l’enquête et la bonne conduite des investigations. Mais de restreindre les libertés, de porter atteinte au droit de la défense et de museler les voix après que la vérité sur le dossier a été dévoilée au public. Révélant des accusations fabriquées et attribuant à des opposants démocratiques des actes non criminels et dont le seul crime est d’exercer leurs libertés ».
Pour sa part, le Syndicat des journalistes tunisiens (SNJT) a condamné cette interdiction. En notant qu’elle est, entre autres, « contraire aux dispositions de l’article 37 de la Constitution de 2022 qui interdit la censure préalable de la liberté d’expression, de la presse et de la publication ».
Idem pour la Haute autorité indépendante de la communication indépendante (HAICA). En effet, celle-ci a affirmé que la liberté de presse était un droit garanti dans le respect de la déontologie.
« Il n’y a rien qui peut faire l’objet d’une interdiction tant que cela ne touche à la sûreté nationale et respecte les règles de la profession. De plus, la décision du juge d’instruction est une censure préalable et une ingérence dans le métier des journalistes. Or, il n’est point du droit du juge ou d’une autre autorité d’interférer ». C’est ce que soulignait le membre de la HAICA, Soukeina Abdessamad, lors de son passage lundi 19 juin sur les ondes de Diwan.
Notons à cet égard que le parti Attayar considère que l’interdiction du traitement médiatique de deux affaires de complot contre la sûreté de l’État représente « une atteinte au droit des citoyens et des citoyennes de se défendre et d’accéder à l’information ».
Dans un communiqué du 18 juin 2023, Attayar a effectivement exprimé sa « stupéfaction » quant à la prise d’une telle décision et de son annonce via une déclaration médiatique et non par document officiel. Tout en estimant que cette décision « reflète la volonté du pouvoir en place de légaliser les atteintes à la liberté d’expression et des médias ».
Toujours selon le même communiqué, la prise d’une telle décision « est de nature à anéantir la liberté des médias et son rôle d’information de l’opinion publique. Elle vise à dissimuler l’absence de preuve dans les affaires de complots contre la sûreté de l’État et le silence du ministère public à ce sujet. La décision aurait pour but de faire taire les voix défendant les détenus politiques arrêtés dans le cadre de ces affaires ».
Plier le genou
Rappelons enfin que pour sa part, le Syndicat national des radios privées (SNRP), bien que nullement concerné par l’ordonnance judiciaire n’étant pas un média audiovisuel, a été le premier à plier l’échine. Puisqu’il vient de publier, lundi 19 juin 2023, un communiqué appelant ses adhérents à se conformer à l’interdiction de couverture médiatique des affaires de complot contre la sûreté de l’État. De l’art d’être plus royaliste que le roi.