La situation financière de la Société Tunisienne de Presse, d’Impression, d’Edition, de Diffusion et de Publicité (Dar Assabah) et de Société Nouvelle d’Impression de Presse et d’Edition (Snipe-La Presse) est critique. Le Président de la République s’est engagé à les sauver. Toutefois, au-delà des bonnes intentions, il est temps de repenser, en profondeur, le modèle économique de l’industrie de la presse écrite en Tunisie.
Les deux maisons d’éditions en question font partie du patrimoine culturel du pays. Elles ont une grande valeur immatérielle. Paradoxalement, pour la majorité écrasante des Tunisiens, si l’un des quatre quotidiens imprimés quotidiennement s’absente des kiosques, leurs journées ne changeront pas. L’évènement passera même inaperçu s’il n’est pas traité par les autres médias. C’est la triste réalité qui explique le manque de mobilisation, exception faite des journalistes.
Soutien public insuffisant
Concrètement, Snipe-La Presse fait partie des entreprises publiques qui bénéficient du soutien financier de l’Etat. Selon les chiffres du Ministère des Finances, elle a bénéficié en 2022 d’un transfert de 0,500 MTND, au titre des salaires des employés. Ce montant s’est inscrit à la baisse durant les dernières années, passant de 5,125 MTND (dont 4,125 au titre des salaires) en 2020 à 1,300 MTND en 2021 (intégralement pour les salaires). Les difficultés financières ne sont donc pas nouvelles.
Quant à Dar Assabah, elle fait partie des sociétés confisquées. Un appel à manifestation d’intérêt pour la cession des actions contrôlées par l’Etat, soit 79, 62 % de capital a été lancé dès 2018. Le processus n’a pas abouti. Etant sous le giron d’Al Karama Holding, cette dernière a la responsabilité de la soutenir en cas de besoin.
L’effondrement financier de ces deux sociétés est le symbole des difficultés de tout un secteur. Il y a un problème de vente dans les kiosques. La responsabilité est partagée entre les lecteurs et les journaux eux-mêmes.
Exigences de contenu
Pour les lecteurs, ils savent bien qu’ils vont retrouver une information plus actualisée, sans bouger, dans leurs smartphones. Facebook est le premier diffuseur d’information en Tunisie. De plus, les réseaux sociaux offrent la possibilité de laisser son commentaire et d’exprimer son avis. Souvent, un événement qui a eu lieu tard dans la nuit est totalement absent des journaux. Et les exemples ne manquent pas. Les délais d’envoi aux imprimeries et ceux de distribution font que le contenu soit arrêté aux premières heures de la soirée.
Quant aux analyses des actualités, la vraie valeur ajoutée d’un journaliste, elles peuvent être retrouvées dans les programmes politiques et économiques des radios, lancés quotidiennement dès 6h du matin. Les lecteurs potentiels ne vont donc pas dépenser de l’argent juste pour le plaisir d’acheter du papier. Ils exigent un contenu innovant, intéressant et introuvable ailleurs.
Le dernier exemple est celui du texte intégral du projet de la Constitution de Sadok Belaïd, publié par Assabah un dimanche matin. Résultat : toutes les copies ont été vendues avant 10h du matin. Les gens recherchaient, en vain, partout pour tenter d’obtenir un journal. C’est cette capacité à apporter des informations inédites et exclusives que cherchent les lecteurs et ils sont prêts à payer de l’argent pour les lire.
Un modèle à révolutionner
Le modèle économique de la presse écrite tunisienne, comme partout dans le monde, est essentiellement basé sur une publicité de plus en plus absente. Les derniers chiffres de SIGMA Conseil sur les investissements publicitaires dans la presse écrite font froid dans le dos : à peine 3,9 MTND en 2022, répartis entre 2 MTND pour les quotidiens, 1,8 MTND pour les magazines et 0,1 MTND pour les hebdomadaires. C’est très peu pour faire face à l’augmentation des coûts de la production qui ont flambé ces dernières années.
Le ralentissement de l’ensemble du marché publicitaire en Tunisie a secoué l’industrie journalistique. Les annonceurs préfèrent désormais utiliser d’autres canaux, comme Instagram ou Facebook. Ils peuvent mieux cibler leur clientèle potentielle et avoir un meilleur retour sur investissement. Les médias classiques paient les pots cassés, partout dans le monde. Ainsi, aux Etats-Unis les journaux suffoquent et en France l’Etat a dû puiser dans ses ressources pour verser 30 M€ à la presse écrite fin 2022. Et ce, pour les aider à affronter l’inflation des charges opérationnelles.
La solution est de diversifier les sources de revenus. Les solutions qui ont fait leurs preuves ailleurs s’articulent sur la complémentarité entre le papier et le web. Nous pensons que certaines d’entre elles n’ont aucune chance de réussir en Tunisie.
Les solutions qui ont marché
Un premier modèle est appelé « pay what you can ». Chaque lecteur a donc le choix de payer le montant qu’il peut après la lecture, selon son pouvoir d’achat. Les journaux font confiance aux lecteurs. Inutile de penser à une telle initiative dans le cas du tunisien, fan absolue de la gratuité.
Il y a aussi le « earn after reading ». L’idée est simple : récompenser les lecteurs sur internet en leur offrant des points pour lire des articles, regarder des vidéos, commenter et partager des messages. Ces points peuvent par la suite être échangés contre des options attrayantes telles que des voyages, de la nourriture, de la mode et des styles de vie. Le risque d’un tel modèle est d’impacter la qualité du contenu, destiné avant tout à être partagé au maximum sur les réseaux sociaux. Une telle idée pourrait fonctionner en Tunisie, surtout si elle est organisée avec les opérateurs de télécommunication. Ces derniers peuvent parrainer un journalisme de qualité, à condition de garder l’indépendance totale des journalistes.
Mais il y a d’autres idées qui peuvent marcher dans notre contexte. Par exemple, l’alliance entre les médias qui s’organisent et négocient ensemble les contrats publicitaires. Bien sûr, il faut que les supports soient multiples et orientés à des publics différents. L’objectif est de donner la possibilité à l’annonceur d’atteindre un public diversifié.
Cette coopération peut aussi impliquer des influenceurs (des personnalités respectées et à contenu sérieux), pour les aider à promouvoir du contenu. Ils offrent à un média papier une portée immédiate en termes d’audience. Un influenceur a la capacité de donner un nouveau visage à une campagne ou à une initiative. Il peut annoncer la une du journal de demain et inciter les gens à aller chercher le journal le matin. Certes, l’idée ne va pas plaire à certains, mais il faut être pragmatique pour survivre.
Le rôle de la technologie
Les éditeurs ont trouvé également des moyens plus originaux et plus efficaces pour cibler les publicités et de facturer des tarifs plus élevés.
Exemple : le New York Times a testé des publicités basées sur les émotions suscitées par les articles. Le processus, baptisé « Project Feels » a généré 50 campagnes, plus de 30 millions d’impressions et de solides résultats en termes de revenus.
Le Times a fait appel à une équipe Data Scientists pour interroger plus de 1 200 lecteurs qui ont participé volontairement pour créer l’ensemble de données initial. La demande était de décrire ce qu’ils ressentaient en lisant une série d’articles, choisissant parmi un certain nombre de catégories d’émotions différentes. Sur la base de l’analyse des résultats, l’équipe a élaboré un ensemble de modèles permettant de prédire les émotions que les articles susciteraient chez les lecteurs. L’équipe a également montré que les publicités étaient significativement plus performantes sur les articles qui étaient en tête de catégories émotionnelles telles que l’amour, la tristesse et la peur, par rapport à ceux qui ne l’étaient pas.
Cela signifie que les annonceurs peuvent choisir les émotions auxquelles ils souhaitent que leurs publicités soient identifiées. Grâce à ce travail, certaines publicités ont généré jusqu’à 80 % d’impressions supplémentaires par rapport au ciblage comportemental habituel. Et le Times a facturé un tarif beaucoup plus élevé.
Il suffit de penser et d’oser pour sortir des difficultés. L’Etat doit aider, c’est indiscutable, mais les maisons d’éditions doivent changer de modèles économiques et, surtout, de manière de penser.