Contrairement aux précédentes visites en Tunisie de la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni, au cours desquelles le courant est manifestement bien passé entre la dirigeante de l’extrême droite et le président Kaïs Saïed; la récente visite de la ministre allemande de l’Intérieur, Nancy Faeser et son homologue français, Gérald Darmanin s’est déroulée dans une ambiance glaciale. Et ce n’est pas qu’une question d’incompatibilité d’humeur.
Intraitable, droit dans ses bottes, s’exprimant en arabe littéraire alors qu’il maîtrise à la perfection la langue de Molière, le président de la République, Kaïs Saïed n’a pas mâché ses mots après les salamalecs d’usage. « Votre présence en Tunisie est une preuve de la profondeur des relations qui nous lient depuis longtemps et de la volonté commune de les développer sur la base d’une nouvelle vision, une nouvelle pensée et une lecture critique des politiques antérieures pour identifier les sources de blocage et ouvrir de nouvelles perspectives, des perspectives de coopération plus larges […] Dans le respect de notre souveraineté », tenait-il à préciser.
Niet catégorique
« Mais, je réitère à nouveau que la Tunisie ne peut surveiller que ses propres frontières et nous n’accepterons pas d’être un pays d’installation pour les migrants subsahariens. Nous n’accepterons pas l’implantation des migrants sur son propre sol ni que la Tunisie soit réduite en un Etat-gendarme dont la mission essentielle consiste à veiller à protéger les frontières des autres pays ».
Ainsi martelait-il, en recevant lundi 19 juin 2023 au palais de Carthage la ministre allemande de l’Intérieur, Nancy Faeser, et son homologue français, Gérald Darmanin.
Assurant que « ces misérables qui viennent de l’Afrique subsaharienne trouvent en Tunisie un traitement humain bien meilleur que ce qu’ils ne trouvent dans d’autres pays », suivez-mon regard.
Le chef de l’Etat signale également devant ses interlocuteurs l’existence de réseaux de traite d’êtres humains et de trafic d’organes dans le sud de la Méditerranée, tout comme dans le nord. Alors, affirme-t-il, « les solutions sécuritaires sont nécessaires, mais elles n’ont fait qu’amplifier le phénomène ».
Et de rappeler, solennel, « nous, nous sommes au XXIe siècle, mais plusieurs sont encore nostalgiques des siècles passés et des années précédentes; alors que ce retour en arrière ne peut nous faire avancer ». Encore un clin d’œil malicieux destiné au passé peu glorieux de la puissance coloniale française et à un moindre niveau germanique.
Enfin, arborant devant ses visiteurs une édition du quotidien parisien Le Monde, il pointa du doigt une caricature de Dilem en soulignant, cette fois-ci en français avec une pointe d’ironie : « L’Europe au secours de la Tunisie. J’aime bien l’idée que ce soit la Tunisie qui vole au secours de l’Europe également ». Et toc!
Deal sournois
Est-il nécessaire de rappeler à ce propos que les deux ministres français et allemand de l’intérieur qui supervisent la politique migratoire de l’Union européenne, se trouvent sous nos cieux dans le cadre d’une visite de travail conjointe de deux jours. Soit la troisième visite européenne de haut niveau en Tunisie en deux semaines. Son thème se résume en ce deal : contrôle des flux migratoires contre soutien financier.
En effet, les deux ministres de l’Intérieur, évitant les sujets qui fâchent et qui risquent de froisser leur hôte, sont venus pour convaincre les autorités tunisiennes du bien-fondé du « Pacte sur la migration et l’asile » en cours de validation dans l’Union européenne. Un pacte qui pourrait faire de notre pays une terre de transit ou plus grave, d’établissement pour les migrants refoulés du nord de la Méditerranée. S’attendent-ils à ce que la Tunisie s’associe à cette démarche sournoisement proposée par les riches pays du Nord? C’est mal connaitre l’ombrageux maître de Carthage!
A signaler également que cette visite est intervenue après le drame d’une embarcation de fortune, surchargée comme de coutume et qui cherchait à rejoindre l’Italie depuis la Libye. Elle a chaviré la semaine dernière au large de la Grèce, faisant au moins 80 morts et des centaines de disparus, dont des femmes et des enfants.
Un décompte macabre qui s’ajoute aux 406 migrants morts ou disparu en Méditerranée en 2022 (+16,7 % sur un an). Sachant que depuis début 2023, 1 166 décès ou disparitions ont déjà été répertoriés selon les estimations de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).
Pacotille
Et que propose le ministre français de l’intérieur? L’octroi par la France de près de 25,8 millions d’euros à la Tunisie pour l’aider à lutter contre l’immigration irrégulière. Ce qui va permettre à la Tunisie d’« acquérir des équipements nécessaires et organiser les formations utiles, notamment des policiers et garde-frontières tunisiens ». Et ce, dans le but « de contenir le flux irrégulier de migrants et à favoriser leur retour dans de bonnes conditions ». La belle affaire…
Cette aide française s’ajoute donc à l’enveloppe de 105 millions d’euros que le président de la Commission européenne a annoncée au début du mois pour aider la Tunisie à faire face à la forte augmentation du nombre de départs de migrants.
Une goutte d’eau comparée à la contribution du gouvernement britannique au financement de la lutte contre l’immigration irrégulière depuis les côtes françaises et qui s’élève à 540 millions d’euros sur trois ans. Et ce, pour aider les garde-côtes français à mieux lutter contre les traversées illégales à partir de la Manche. La comparaison avec la pacotille offerte à la Tunisie est indécente. Pour ne pas dire humiliante!