Tout a commencé vendredi 23 juin 2023. Evguéni Prigogine, le chef des milices privées ‘’Wagner’’, accuse l’armée russe d’avoir bombardé ses combattants et annonce une « marche pour la justice » en direction de Moscou. Entre temps, les milices ‘’Wagner’’ ont occupé le quartier général de l’armée russe à Rostov (ville russe frontalière avec l’Ukraine) et entamé leur marche vers la capitale russe.
Le président Vladimir Poutine a qualifié la rébellion de « trahison » et de « coup de poignard dans le dos » et a promis de punir sévèrement les responsables. Alerte générale dans tout le territoire russe et principalement à Moscou.
A part le bombardement de ses troupes que l’armée russe nie totalement, Prigojine se plaint depuis des mois de l’insuffisance des munitions que ses troupes reçoivent du ministère russe de la Défense, ce que celui-ci nie également. Mais la raison qui semble déterminante dans la décision de Prigogine de se lancer dans une si grave aventure est la décision du ministre de la Défense Sergeï Choïgou de soumettre les milices Wagner aux ordres du commandement militaire russe.
La décision de Choïgou est raisonnable et dans l’intérêt de l’armée russe. Car, il est absurde que dans des combats sur le même front, il y a deux commandements et deux donneurs d’ordres. Et l’erreur de Poutine est de n’avoir pas su ou voulu trancher le grave différend qui oppose son ministre de la Défense à son ami Prigogine. Un différend qui a failli faire entrer la Russie dans une zone de graves turbulences.
A Washington, Londres, Paris, Bruxelles et Varsovie, entre autres, « la crise inespérée » qui a secoué la Russie est suivie avec la plus grande attention. Les dirigeants occidentaux ne font pas mystère de leur ardent désir que la rébellion lancée par Prigogine affaiblisse Poutine. Les médias américains et européens ont donné libre cours à leurs fantasmes de voir la Russie libérée de « la dictature de Poutine » et l’Ukraine libérée des « agresseurs russes »…
L’enthousiasme occidental de voir Poutine gravement affaibli ou détrôné n’a pas duré plus d’une journée. La médiation du président biélorusse, Alexandre Loukachenko, a été aussi rapide qu’efficace. Moins de 24 heures après avoir lancé sa rébellion, Evguéni Prigojine ordonne à ses troupes de faire demi-tour et de regagner leurs campements d’origine.
Les autorités russes ont réagi intelligemment dans cette crise. A l’heure où la Russie est en guerre, ses dirigeants politiques et militaires ne pouvaient se permettre d’ouvrir un front intérieur qui aurait engendré un bain de sang en Russie et affaibli la résistance de l’armée russe à la contre-offensive ukrainienne sur laquelle Washington et l’OTAN fondent de gros espoirs.
La médiation du président biélorusse a abouti à un accord qui stipule qu’ « aucun combattant des milices ‘’Wagner’’ ne sera poursuivi ». Ceux qui n’ont pas participé à la rébellion peuvent, s’ils le désirent et sous certaines conditions, rejoindre les rangs de l’armée russe. Ceux qui ont participé ne seront pas poursuivis, car « ils ont rendu des services inestimables à la Russie sur le front. »
L’accord donne également « des garanties de sécurité » à leur chef Prigogine. Il ne sera pas poursuivi non plus, mais ne restera pas en Russie. Pour le moment, il est en Biélorussie. Nul ne sait s’il y restera pour toujours ou si les choses prendront un tour inattendu. Toujours est-il que la crise sur laquelle le régime ukrainien et ses alliés ont bâti de gros espoirs a été résolu en quelques heures. Vladimir Poutine tient toujours les rênes au Kremlin et Serguei Choïgou, l’ennemi mortel de Prigogine, est toujours à la tête du ministère de la Défense.
Dans sa réaction à la rébellion, Poutine a laissé entendre que ce qui a motivé l’action de Prigogine, ce sont « ses ambitions démesurées ». Le chef rebelle visait-il le poste de son ennemi à la tête du ministère de la Défense ? Peut-être. Certains analystes y trouvent l’explication de l’allusion sibylline de Poutine aux « ambitions démesurées » du rebelle.
Démesurées, les ambitions de Prigogine le sont certainement au vu de son parcours quelque peu chaotique. Qu’on en juge : né en 1961 dans ce qu’on appelait alors Léningrad (actuelle Saint-Pétersbourg), Evguéni Prigojine est condamné en 1981 par une cour de justice soviétique pour « vol, brigandage et escroquerie » à neuf ans de prison.
Il sort de prison à l’âge de 30 ans à un moment où l’Union soviétique s’écroule et la Russie sombre dans le chaos. Il ouvre un fast-food où il vend des ‘’hot-dogs’’. La boutique devient une chaine qui permet à l’ancien délinquant de faire fortune.
Dans les années 2000, il se lie d’amitié avec Vladimir Poutine et décroche un gros contrat de « fournisseur de repas pour les écoliers russes ». Mais il devient mondialement célèbre après la fondation d’une « société militaire privée » qui porte le nom de ‘’Wagner’’ et qui a pu avoir une présence influente dans nombre de pays d’Afrique subsaharienne, en Libye, en Syrie et en Ukraine.
Prigogine qui a commencé délinquant et finit homme d’’affaires n’a jamais mis les pieds dans une université ou une grande école. Cela ne l’a pas empêché de lorgner vers les plus hauts postes de l’Etat russe. Poutine avait sans doute en tête ce parcours chaotique quand il a mis en cause « les ambitions démesurées » de Prigogine. Il doit se mordre les doigts de n’avoir pas mis un terme à temps aux « ambitions démesurées » de son ancien ami avant qu’il ne le « poignarde dans le dos ».