Que le président de la République ait choisi d’en donner le signal de Redeyef, haut lieu du sentiment national, a valeur de symbole. Il fixe ainsi les limites de la contestation sociale, trace de nouvelles perspectives et propose des solutions certes discutables, mais qui ont le mérite de dénoncer des situations extrêmes qui vident le pays de sa substance et limitent sa souveraineté.
Qui d’autre que le président de la République, détenteur de tous les pouvoirs, pour oser bousculer l’ordre établi et faire fondre la glace dans le désert tunisien ? Il peut, de par ses larges attributions, son statut, sa légitimité, briser le mur d’incompréhension qui n’en finit pas de fracturer le pays depuis la nuit des temps. Il se doit d’aller à la rencontre, au contact de cette Tunisie profonde, qui s’estime marginalisée, exclue du banquet national ou de ce qu’il en reste.
A Redeyef, dans le gouvernorat de Gafsa, au cœur du bassin minier qui a cessé de battre, le chef de l’État a pris la mesure de l’étendue des attentes et frustrations de la région. Il a pu se rendre compte du souffle dévastateur de chocs à la fois culturel, générationnel, social et sociétal. L’absence de dialogue, la rupture tant politique que territoriale, l’indifférence et le désintérêt de la capitale où se concentrent tous les pouvoirs ont fait naître un faisceau de malentendus et une forte charge de ressentiment et de méfiance qui ont culminé, entre autres perturbations majeures, avec l’arrêt prolongé de la mine de Redeyef et des sit-in récurrents, qui ont fait chuter l’activité minière.
De par ses larges attributions, son statut, sa légitimité, le président de la République veut briser le mur d’incompréhension qui n’en finit pas de fracturer le pays depuis la nuit des temps.
Comble de l’ignominie, le pays, qui fut naguère l’un des plus grands exportateurs de phosphate, en était réduit à en importer, sous peine de sombrer corps et âme. A qui la faute ? Sans doute aux officiels qui, pendant plus de dix ans, ont déserté le terrain, fui leurs responsabilités, tourné le dos à cette triste et complexe réalité. Ils ont manqué de vision, de sens politique, de courage, d’intelligence des faits et d’humilité.
Ils ont laissé dépérir et tomber en désuétude l’un des principaux piliers de notre socle productif, le cœur battant de l’économie nationale. Ils ont fait de la Compagnie des phosphates de Gafsa – CPG -, chargée d’histoire, de symbole et figure de proue de nos entreprises, le réceptacle des sans-emploi, de la misère et de la souffrance des damnés de la terre. Les gouvernements étaient dans l’incapacité de proposer des solutions de sortie de crise, d’associer la société civile de ces régions tombées dans l’oubli à la formalisation d’un plan de développement global. Ces gouvernements de circonstance sans horizon lointain, sans expérience ni mémoire, aux agendas politiques troubles et inavoués, n’avaient d’autre objectif que d’acheter la paix sociale, quoi qu’il en coûte. Leur survie politique était à ce prix.
La CPG, et pas qu’elle, livrée à elle-même, à la déferlante sociale et à une surenchère politique, s’est transformée en champ d’affrontements en tout genre. Tout le monde voulait se nourrir sur la bête. Les syndicats, les nouveaux prédateurs, les sans-voix, ces contestataires sans freins ni limites qui se sont vu offrir, aux frais de la compagnie exsangue, des emplois fictifs dans des sociétés de développement fantômes, ont fini par mettre en péril l’activité minière et la SNCFT, victime de dommages collatéraux.
Le Sud tunisien – pour peu, on le qualifierait de Sud global – dont la ligne de démarcation remonte au-delà de la région de Gafsa, est le ventre mou sinon le corps malade du pays, alors qu’il regorge de ressources minérales et de compétences humaines vouées, hélas, à l’exil et à l’immigration. L’ennui est qu’il est si proche, aux confins des frontières libyennes et algériennes, et si loin de la capitale, qui regarde plus en haut ! Le pays n’a jamais paru si divisé et fracturé. Le contraste est beaucoup plus accentué qu’il l’était. Sans doute à cause de la régression de l’économie et de l’extension de la pauvreté et de la misère au cours de la décennie écoulée.
Ces contestataires sans freins ni limites, qui se sont vu offrir, aux frais de la compagnie exsangue, des emplois fictifs dans des sociétés de développement fantômes, ont fini par mettre en péril l’activité minière et la SNCFT
Qu’avons-nous fait pour ces régions au climat et relief peu cléments, mais qui ne présentent pas moins d’énormes gisements d’opportunités de production ? Rien, sinon très peu de chose, si ce n’est d’infimes mesures de replâtrage, des faux-fuyants et des effets d’annonce sans lendemain, qui ont fini par provoquer l’exaspération des populations et porter à incandescence leurs revendications. Il eût fallu – nous l’avions suggéré ici-même dès les premières manifestations des contestations en 2011 – prélever annuellement 5% des bénéfices bien réels à l’époque de la CPG et des compagnies pétrolières qui opèrent dans la région au motif d’alimenter un fonds d’investissement qui serait la propriété de la région. On pourrait ainsi faire émerger des clusters, un vivier de PME industrielles, technologiques, agro-alimentaires et de services en tout genre. D’autres que nous l’ont fait avec succès, en faisant appel à des bureaux d’études et de conseil locaux et étrangers
L’effet de levier aidant, on aurait pu investir dans ces régions, privées d’industries et menacées de désertification, des centaines de millions de dinars. De quoi créer des milliers de vrais emplois productifs et à forte valeur ajoutée. Transformer ces régions en un véritable eldorado est loin d’être une utopie, on pouvait y parvenir, il aurait fallu pour cela d’autres pilotes aux commandes de la nation.
Le président de la République, en déplacement à Gafsa, a fait de l’antique cité numide, en quelques heures, le centre de gravité et de décision politiques du pays avec les résultats… que l’on espère. On imagine sans peine ce qu’il en serait, si l’exécutif pouvait y élire domicile un mois l’an, au plus fort de l’hiver. Il y a fort à parier que cela réchauffera nos nuits glaciales et adoucira le climat social. Cela pourrait signifier pour le pays une décrue de la contestation, l’atténuation des frustrations, du sentiment d’injustice et, à tort ou à raison, de la « hogra », terme qui fait mal, car humainement insupportable.
On aurait pu investir dans ces régions, privées d’industries et menacées de désertification, des centaines de millions de dinars
Le président Kaïs Saïed, qui a fait du « compter sur soi » le point de ralliement national, qui n’a de cesse d’exhorter le pays à se prendre en charge en s’appuyant sur ses propres efforts et ses capacités créatrices pour se soustraire aux diktats des marchés, des organismes financiers et des bailleurs de fonds alliés ou amis, ne peut s’accommoder du syndrome de Redeyef. Son discours aurait alors manqué de cohérence. Cela fait près de 3 ans que l’usine est à l’arrêt, subissant ainsi le diktat des contestataires autrement plus humiliant. Le moindre attribut de l’État serait d’éviter que le pays soit pris en otage, quel qu’en soit le mobile. Il ne peut appeler à un sursaut collectif et ne pas s’offusquer d’un statuquo suicidaire. L’occasion pour le chef de l’Etat de relancer son projet « de création de sociétés communautaires » sur lesquelles il y a beaucoup à dire. Ni sit-in, une sorte de condamnation à mort de la société, ni une forme d’assistanat qui va à l’encontre de la dignité humaine qui s’affirme dans le travail.
Qu’il ait choisi d’en donner le signal de Redeyef, haut lieu du sentiment national, a valeur de symbole. Il fixe ainsi les limites de la contestation sociale, trace de nouvelles perspectives et propose des solutions certes discutables, mais qui ont le mérite de dénoncer des situations extrêmes qui vident le pays de sa substance et limitent sa souveraineté.
Parviendra-t-il à mettre fin à cet immense gâchis ? Il a les moyens de se faire entendre, sans enfreindre la loi républicaine. Sans heurter ces populations qui exigent – à bon droit – réparation, plus d’équité dans le partage de la valeur ajoutée qu’il faut créer, davantage d’investissement en infrastructures économique, sociale et environnementale. S’il réussit à briser le mur invisible mais bien réel qui sépare la Tunisie d’en haut de celle d’en bas, il lèvera une lourde hypothèque et libérera le pays de ses démons. Tout deviendra alors possible : la croissance, la prospérité pour tous, une réelle perspective autre que l’immigration pour les jeunes et les moins jeunes. D’un mot : la vraie révolution, c’est celle-là.
L’édito est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin n 872 du 21 juin au 5 juillet 2023