Un orateur hors pair, avec un sens du verbe et surtout un franc-parler, Hatem Mliki ne mâche pas ses mots lorsqu’il s’agit de critiquer le pouvoir en place. Il critique, mais c’est une critique constructive, avec une vision sur la façon dont il faut gouverner le pays. Ayant une analyse pertinente de la chose politique, économique et sociale, l’homme de 53 ans dit avoir des ambitions politiques et il nous annonce ouvertement, si les conditions sont acceptables, qu’il sera candidat aux présidentielles. Un entretien à ne pas rater… Et ce n’est pas par hasard qu’il est en train d’écrire un livre qui exposera sa vision, son projet et son programme qu’il fera paraitre fin octobre. Un avant-goût de ce qui pourrait être sa campagne électorale.
Commençons par brasser large. D’une façon générale, comment évaluez-vous la situation aujourd’hui en Tunisie ?
Hatem Mliki: Un pays, c’est comme un corps humain. Lorsqu’il est malade, on perçoit d’abord les symptômes. Lorsque la température d’un corps monte, c’est que la personne couve une maladie. Les tensions actuellement à Sfax, à Sbeïtla ou à Redeyef indiquent une hausse de la température et un malaise dans le pays.
La situation actuelle montre que la crise structurelle date depuis longtemps. A cette crise, sont venues s’ajouter d’autres crises a priori conjoncturelles, mais qui commencent à devenir, elles aussi, structurelles. Nous sommes face à une crise alimentaire, à une crise de la dette, à une crise de la balance énergétique, du déficit courant du pays. Donc, l’ensemble des indicateurs qui mesurent la stabilité économique ou la vulnérabilité du pays montrent clairement que la Tunisie traverse un moment très difficile de son histoire.
Si le président de la République veut ignorer tous ces indicateurs ou rester dans le déni, cela ne changera rien à la situation. Tous les rapports montrent qu’il existe de gros problèmes que la Tunisie doit gérer et affronter. Malheureusement, ce n’est pas le cas.
Moi, j’affirme qu’aujourd’hui, en Tunisie, nous sommes dans une logique des 3 D. Déni : On est tout d’abord dans le déni total de la situation. Diversion : On fait diversion, c’est-à-dire que chaque fois, au lieu d’affronter les problèmes, on cherche des excuses et on avance la théorie du complot. Démagogie : Enfin, on est dans la démagogie.
On est en train d’utiliser une approche très simpliste qui n’est plus valable et qui ne résout pas les problèmes. A cela, on pourra peut-être ajouter un quatrième D : Dépression, la déprime de la population.
Avec ces 3 D, ou quatre si on veut, la Tunisie est en train de sombrer dans une crise profonde depuis un peu plus de deux années. Déjà, juste après la crise du Covid, on avait annoncé que la situation dans le pays devait être rapidement redressée.
Le constat que vous brossez là ne date pas d’aujourd’hui.
En Tunisie, le diagnostic est connu. On a deux gros problèmes: une économie avec une croissance très limitée et une forte disparité régionale. En 2011, à la veille de la révolution, on trainait déjà ces deux problèmes. On aurait dû nous y atteler pour les résoudre. Mais c’étaient plutôt les questions politiques qui ont primé et occupé toute la place. Or, là aussi, nous n’avons pas vraiment réussi. Mais si j’ai quelque chose à préciser, c’est qu’il y a une caractéristique commune à tous les gouvernements et à tous les chefs d’Etat qui se sont succédé depuis 2011, c’est cette faible capacité de leadership. La Tunisie souffre de l’échec de son leadership et de sa gouvernance.
Aujourd’hui, en l’état actuel des choses, nous passons par le moment le plus critique. Au niveau des indicateurs, nous passons de l’orange au rouge. Au-delà de ce niveau, il n’y a que deux solutions pour la Tunisie: ou bien, on reprend les choses en main et on sauve ce pays qui a beaucoup de potentiel, ou bien, la Tunisie connaitra des phénomènes qu’elle n’a jamais connus auparavant. La situation risque d’exploser et le pays risque de ne plus être gouvernable. Nous arrivons là à un autre gros problème, le fait qu’il n’y a plus de cadre pour un dialogue national. Pas nécessairement dans son format classique. Ce que je veux dire, c’est qu’il n’existe plus d’espace pour le dialogue et la concertation en Tunisie sur la gestion du pouvoir. Au-delà des partis qui n’arrivent plus à trouver une plateforme pour le dialogue, le plus grave, c’est que l’Etat ne dispose plus de moyens de communication. Le pouvoir ne communique plus, ne parle plus à ses adversaires, ne parle même plus à ses partenaires. C’est le silence total, l’isolement total face à une crise. A ce propos, je rappelle la crise de l’immigration, qui a démontré l’esprit très simpliste et l’incompétence totale du gouvernement tunisien à gérer ce type de crise. Cela me rappelle la façon avec laquelle Hichem Mechichi avait géré la crise du Covid.
Vous faites le parallèle entre la gestion de la crise de l’immigration et la crise du Covid, sauf qu’entre-temps, le régime politique a changé. On avait un régime à trois têtes, aujourd’hui, nous sommes dans un régime présidentiel. Comment évaluez-vous ce nouveau régime ?
Là, vous m’invitez à parler du nouveau régime politique et notamment des prérogatives du chef de l’Etat. Avec la Consti- tution 2022 et le décret 117, on est dans un système hyper présidentiel. Soit. Mais mon souci est que l’institution présidentielle, qui est censée détenir l’exécutif, n’est plus en mesure d’assurer ses fonctions. D’abord, parce que ce n’est pas une institution, c’est une personne. Ajouter à cela l’incapacité totale du gouvernement, dans ce système politique, d’accomplir ses tâches et ses missions. C’est, d’ailleurs, cette situation qui fait qu’actuellement, la population est complètement perdue par rapport au fait qu’il n’existe pas de pouvoir exécutif. J’insiste sur le terme institution présidentielle. Historiquement, la Tunisie a été bâtie autour d’un certain nombre d’institutions. L’institution syndicale, en l’occurrence l’UGTT, assurait essentiellement la fonction sociale. La fonction économique était essentiellement accomplie par l’UTICA et l’UTAP. Et enfin, la fonction principale était assurée par feu Habib Bourguiba et feu Zine El-Abidine Ben Ali, à savoir la fonction présidentielle. Une fonction très régulatrice, qui donnait un cap au pays. Aujourd’hui, toutes ces fonctions sont à l’arrêt. C’est pour cela que la Tunisie est complètement perdue. Perdue, dans le sens où elle ne peut plus compter sur ses institutions principales.
Vous dites que le régime actuel ne fonctionne pas. Que proposez-vous alors ?
Pour ce qui concerne le régime actuel j’ai, à plusieurs reprises, appelé à séparer la personne de la fonction (présidentielle). Il ne faut pas confondre les deux, au risque de prendre en otage l’administration publique, le pouvoir exécutif et finalement tout le pays. Je dis qu’il y a une différence entre assurer la présidence de la République et assurer la fonction de président de la République.
Maintenant, ce qui est le plus important, à mon avis, à propos du régime actuel, c’est le revirement qu’a connu la Tunisie avec le décret 117. Ce décret stipule qu’il n’y a aucun recours contre les décisions du président de la République. La Tunisie a non seulement quitté la sphère démocratique, mais elle a quitté complètement la sphère de l’Etat de droit.
Extrait de l’interview qui est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin n 874 du 19 juillet au 2 août 2023