Le mot “khoubz“, en arabe signifie pain. Selon le lexique des expressions coraniques, ce mot a été utilisé une seule fois par le Coran, dans la douzième sourat de Yussef, verset 36, où il est question d’une interprétation du rêve, pratiquée par le prophète Joseph.
Un de ses compagnons de cellule avait demandé au Prophète d’interpréter un rêve : « Je me vois porter sur la tête du pain, que des oiseaux picorent, interprète-nous ce rêve, nous voyons en vous un bienfaiteur ».
Le Prophète à qui Dieu a donné le don d’interpréter le rêve, informa son compagnon de prison, qu’il sera crucifié et que les oiseaux viendront manger dans son crâne ! Ce qui se réalisa !
La rareté de l’utilisation du mot dans le livre sacré signifie que les Arabes de la Mecque à l’époque du Prophète, n’utilisaient pas cette nourriture souvent et le mot signifiant la nourriture est “ta3ama“ qui fut utilisé 42 fois dans le Coran. La seule fois donc où il fut utilisé c’est pour prophétiser sur une catastrophe. Est-ce pour cela que dans certains pays musulmans on remplace le mot “khoubz“ par el “t3am“ ?
Le pain sacré
Cependant, par un processus que seuls des anthropologues confirmés peuvent expliquer, le pain est devenu, le long de l’histoire d’une société tunisienne multiethnique et multi religieuse, un mets sacré. On enseigne ainsi aux enfants, chaque fois, qu’ils trouvent sur leur route, par terre un bout de pain, ils doivent le prendre et le mettre dans un coin élevé pour qu’il ne soit pas piétiné. Un geste qui signifie qu’il est équivalent à n’importe quel lieu ou objet sacré et qu’il a le droit à être protégé de la profanation.
Ce traitement spécial ne touche aucun autre élément de la nourriture des Tunisiens. Comme s’il était « un don du ciel » à qui on doit réserver un rituel particulier. Certains vont même jusqu’à embrasser le bout de pain avant de le mettre à l’abri. C’est dire combien cette nourriture est liée au sacré, enfoui dans notre inconscient collectif.
Selon les archéologues, lors d’une fouille en Jordanie, des traces de pain qui aurait été créé il y a 18 000 ans prouvent que l’homme a commencé à fabriquer son pain avant même la période agraire, qui ne date que de 4 000 ans. C’est dire comment cet aliment est lié à l’histoire de l’homme et surtout en rapport avec son sacré.
Toutes les grandes anciennes civilisations ont laissé des traces démontrant l’existence de la technique de la préparation du pain et surtout les civilisations méditerranéennes, en raison de la généralisation de la culture du blé et de l’orge. C’est donc très tôt que notre pays, du moins de l’époque phénicienne, s’est approprié cette technique surtout lorsqu’on était « le grenier à blé » de Rome.
Quoi de plus normal que la question « du pain quotidien », comme il est appelé dans la prière chrétienne « Dieu donne-nous notre pain quotidien », soit devenu un élément sacré ?
D’où il ressort, qu’il faut être très prudent quand il s’agit de traiter une question liée au pain en raison de l’aspect sacré qui hante notre inconscient collectif.
Les différents pouvoirs politiques qui ont dirigé la Tunisie ont réalisé l’importance du pain dans le sacré des Tunisiens, souvent à leurs dépens ! La phrase « yakta3li khobzti » (me priver de mon pain), n’est-elle pas la pire accusation qu’un Tunisien puisse porter à un ennemi. C’est l’équivalent d’un assassinat par affamassions !
La révolte de Ali Ben Ghdhehoum (1864, J.-C) et celle du pain (1984) ont toutes les deux un lien direct avec le pain. La première, lorsque Mohammed Sadok Bey a augmenté d’une façon considérable les impôts, et que sa mhalla, armée, a obligé les paysans à céder sous la menace toutes leurs réserves de céréales, créant ainsi une famine, et les empêchant de « cuire leur pain ». La seconde, en doublant le prix de la baguette. Depuis, tous les gouvernements qui se sont succédé ont peur de ce syndrome qui annonce la révolte du pain. C’est ce qui explique les déclarations intempestives et les décisions inopportunes du président de la République, Kaïs Saïed, face à la pénurie de cet aliment de base tant précieux pour le citoyen tunisien.
Le syndrome du pain risque cependant de frapper, si on ne trouve pas la solution adéquate.
« Notre pain quotidien »
La majorité des Tunisiens ne connaît pas cette prière chrétienne, où l’on remercie Dieu de nous avoir donné le pain quotidien à ses enfants. Mais le Tunisien, toutes classes sociales confondues, est prêt à faire la queue touts les jours pour acheter sa quotidienne baguette. Rentrer chez soi sans cette précieuse denrée est vécu comme un échec, et presque une humiliation. Il est même prêt, par les temps qui courent, à payer trois ou quatre fois le prix, ce que des boulangers vicieux, connaissant cela, ont transformé en trafic juteux. Comme ils sont obligés de vendre de la baguette subventionnée, l’on fait attendre les clients sous un soleil de plomb ou sous la pluie, en leurs promettant la livraison d’une nouvelle fournée, tout en leur exposant des pains de tout genre, mais beaucoup plus chers, sous prétexte que sa farine n’est pas subventionnée.
Une partie des clients se résout alors à acheter un pain qui est devenu hors de prix. Mais si ces boulangers sans scrupules osent faire ça au vu et au su de tout le monde, c’est parce qu’ils savent que l’Etat ne peut rien et que le véritable problème est l’incapacité de celui-ci de fournir régulièrement le produit de base, la farine !
Notre pain quotidien est devenu « hafi » pour paraphraser le grand écrivain marocain Mohammed Chokri, qui a donné ce titre, « al khobz el hafi », à un de ses merveilleux romans. L’on ne sait pas pourquoi le mot hafi a été traduit par amer ? En tout cas l’expression tunisienne « el khobza wellet mourra », notre pain est devenu amer, pour signifier la détresse de certains de nos compatriotes, s’applique bien littéralement à la situation actuelle dans le rapport du Tunisien avec son pain quotidien. Encore si c’est seulement à cause de la pénurie cyclique du pain.
La mobilisation des pouvoirs publics, pour imposer « l’égalité devant le pain », et pour sévir contre les fraudeurs, est louable, mais c’est tout le système qu’il faut réformer en commençant par la levée du monopole de l’Etat sur l’importation des céréales et par une offre suffisante pour lutter contre la pénurie.
Mais là on rejoint la question fondamentale posée et imposée par le FMI : la suppression pure et simple de la subvention étatique en pratiquant la vérité des prix, même aux denrées alimentaires, ce que le président de la République refuse totalement, craignant une révolte généralisée et il a bien raison, sauf qu’il faut une solution alternative qui n’existe point, du moins selon le ministre du Commerce lui-même. On ne fait que retarder la fatale échéance ! Attention on joue avec le sacré !