Les files d’attente interminables devant les boulangeries ressuscitent chez les Tunisiens une angoisse diffuse. Celle marquée au fer rouge dans notre inconscient collectif par le spectre de la famine, des épidémies et de la guerre.
On ne badine pas avec khobzet el zawali. Tirant les leçons oh combien douloureuses du passé, de la révolte de Ali Ben Ghdhehoum en 1864 aux émeutes du pain en 1984, le président de la République, Kaïs Saïed, décréta que le pain du citoyen est « une ligne rouge ». Constatant « qu’il y a du pain pour les riches et un autre pour les pauvres », il trancha : « Il n’y a qu’un seul pain pour tous les Tunisiens ».
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Pain des riches, pain des pauvres
En effet, lors d’une séance de travail tenue jeudi 27 juillet 2023 au palais de La Kasbah pour évoquer la pénurie de pain subventionné dans les boulangeries, en présence de la cheffe du gouvernement, Najla Bouden, et de la ministre des Finances, Sihem Boughdiri Nemsia, mais en l’absence fort remarquée de la ministre du Commerce, première intéressée par le sujet, le chef de l’Etat a ordonné « de mettre un terme à tout cela et d’arrêter par conséquent la vente du pain “non classé” » après avoir constaté l’existence «de réseaux de trafic qui opèrent pour profiter de la situation : les riches trouvent leur pain, tandis que les pauvres ne le trouvent pas. Pourtant, ce sont les pauvres qui payent les impôts pour subventionner le pain des riches». Dixit le locataire du palais de Carthage.
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Une solution à la tunisienne
Et de conclure avec perspicacité : «La vente du pain à des prix variables est une manière détournée pour lever la subvention des céréales».
Il ne croyait pas si bien dire en mettant le doigt sur le fond du problème. A savoir qu’en réalité, la vérité des prix réclamée par le FMI est atteinte de facto sans pour autant lever officiellement la subvention sur le pain ! Ainsi, une main invisible aurait agi d’une manière détournée à contourner le veto présidentiel tout en gagnant les faveurs de l’instance de Bretton Woods. Une solution à la tunisienne !
C’est que, comme l’explique le président, chiffres à l’appui, 1 443 boulangeries non classées proposent plusieurs types de pain à des prix élevés échappant à tout contrôle et qui «visent à alimenter les tensions sociales», alors que 3 337 boulangeries classées ne parviennent pas toujours à fournir les quantités de pain nécessaires à la catégorie défavorisée de la population.
D’ailleurs, réagissant aux desiderata présidentiels, le Groupement professionnel des boulangeries modernes relevant de la Confédération nationale des entreprises de Tunisie (Conect) a annoncé, lundi 31 juillet 2023, la suspension, à partir du 1er août 2023, des activités de fabrication des différentes variétés de pain, et ce, dans l’ensemble des boulangeries affiliées de la République.
Le problème est-il résolu pour autant ? Faut-il en ces temps de disette revenir à l’époque où l’on ne consommait que des baguettes et des gros pains, où le pain au son, à la semoule et au blé était réservé aux riches ?
Osons dire la vérité
Un constat s’impose : en faisant le tour des boulangeries, du nord au sud de la Tunisie, de l’est à l’ouest, des petits bourgs aux grosses agglomérations, toutes les variétés de pain dont le prix varie entre 500 millimes et même deux dinars sont exposées ; sauf la baguette à 190 millimes, surtout aux heures d’affluence.
Résultat : le citoyen lambda, qui attend son tour sous un soleil de plomb, se rabat sur ce pain «bourgeois». Que dire alors du père d’une famille composée de plusieurs bouches à nourrir ? Et à qui la faute ?
Il est vrai que les boulangeries rechignent à vendre du pain subventionné et certaines d’entre elles poussent sournoisement leurs clients à l’achat d’autres variétés de pain, plus lucratives. Mais il est également vrai que la seule vente du pain subventionné ne suffit pas à faire vivre les boulangeries. Avec le prix du pain fixé officiellement à 190 millimes, l’Etat n’incite-t-il pas, involontairement, les boulangeries dont certaines croulent sous les charges de salaires des ouvriers, de prix exorbitants de l’électricité et du gaz à tricher pour ne pas fermer boutique ?
Pourquoi ne pas avouer en toute honnêteté que le problème réside dans le fait que, eu égard aux caisses vides, l’Etat importe une quantité insuffisante de blé tendre ; par conséquent, les quantités de farine fournies aux boulangeries sont inférieures aux besoins de la consommation locale.
Or, proclamer que certaines de ces quantités de farine sont détournées de leur objectif premier, ce qu’affirme le président de la République, ne manque pas de pertinence ; mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg.
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