S’il est admis que toute la société démocratique doit trouver un équilibre entre le droit de s’exprimer et la nécessité de protéger les individus contre les discours haineux et les propos diffamatoires, la peine de prison est-elle appropriée pour ce délit, d’ailleurs sanctionné par la loi ? L’affaire du poète et universitaire Sami Dhibi est un cas d’école.
C’est le Général de Gaulle, à qui on conseillait de poursuivre Jean-Paul Sartre pour son « Manifeste des 121 » en faveur de l’insoumission pendant la guerre d’Algérie, qui eut la célèbre formule : « On n’emprisonne pas Voltaire ». Pour signifier son refus d’intenter des poursuites contre l’auteur de l’Etre et le Néant, même dans les conditions exceptionnelles.
Un train peut en cacher un autre
Si, à l’époque, le Général refusa de poursuivre le célèbre philosophe au nom du droit fondamental de la liberté d’expression, alors même que les charges contre lui étaient gravissimes, on était en pleine guerre d’Algérie ; un poète tunisien fut arrêté pour un message publié sur son compte Facebook. Et devinez qui est à l’origine de la plainte ? Le ministère des Affaires culturelles.
Le parallélisme entre les deux faits, l’un historique en temps de guerre, l’autre en temps de paix, est saisissant. Mais, attention aux jugements hâtifs et aux apparences trompeuses, un train peut en cacher un autre.
Car l’affaire du poète et universitaire tunisien Sami Dhibi, arrêté lundi 31 juillet 2023, est un cas d’école : s’il était admis que la liberté d’expression soit un droit fondamental dans une société démocratique, il serait impératif de trouver un équilibre entre le droit de s’exprimer et la nécessité de protéger les individus contre les discours haineux et les propos diffamatoires susceptibles de porter atteinte à l’honneur et à la réputation des personnes.
Que dire quand la personne attaquée est un haut commis de l’Etat en plein exercice de ses fonctions ?
Réactions indignées
A savoir que dès l’annonce de son arrestation, les réactions en Tunisie et à l’international furent vives.
Ainsi, des universitaires, écrivains, artistes et acteurs de la scène culturelle exprimèrent leur solidarité avec Sami Dhibi et leur indignation face à la décision du ministère des Affaires culturelles de le poursuivre en justice. « Il ne nous manque plus que de mettre un poète et chercheur en prison dans ce pays », s’indigna l’universitaire et écrivain Chokri Mabkhout, directeur de la Foire internationale du livre de Tunis en 2017 et 2018.
« En ces temps étranges, la ministre de la Culture fait emprisonner un poète pour avoir publié sur internet », s’étrangla l’universitaire et psychanalyste Raja Ben Slama.
À l’international, l’organisation PEN America se dit «très inquiète» d’apprendre que le poète tunisien Sami Dhibi a été arrêté, et appelle les autorités à «sa libération immédiate».
La version du poète
Mais, revenons aux faits ; ils parlent d’eux-mêmes. Le poète, également cadre au ministère des Affaires culturelles, a comparu devant le tribunal lundi 24 juillet 2023, en raison d’une plainte déposée contre lui par le ministère public suite à une publication Facebook partagée le 22 octobre 2022 où il critiquait violemment la ministre des Affaires culturelles, Hayet Guettat Guermazi.
Selon la version du poète, en ayant intégré le ministère des Affaires culturelles au début de l’année 2023, il adhéra très vite à l’UGTT pour militer au sein du ministère afin de « défendre la cause de ceux que l’on n’entend pas ».
Le travail syndical l’aurait conduit à côtoyer des militants intègres mais aussi des opportunistes qui ont manœuvré dans l’ombre pour qu’il soit emprisonné et pouvoir ainsi, selon ses dires, poursuivre leurs activités qui consistent « à continuer à abuser des deniers publics ».
Ainsi, toujours selon lui, la première plainte déposée contre lui a été engagée depuis janvier 2023 avec pour but de l’écarter de la fonction publique après un « simulacre de conseil de discipline ». Soit.
Grossièreté et goujaterie
Par dépit, il s’est récemment adressé directement à son ministre de tutelle, Mme Hayet Guettat Guermazi, sur son post FB. A vous de juger, en toute âme et conscience, ce morceau d’anthologie écrit en arabe dont nous vous proposons la traduction.
« Ministre de l’absurdité, de la bassesse et de la lâcheté. Même une « harza de hammam » (masseuse de bain maure, ndlr) ne s’abaissera pas à ton niveau, ni à celui de tes mouchards ».
Et d’ajouter, très galant, « mes souliers sont plus honorables que toi ».
« Nous avons lutté à l’époque du général Ben Ali et nous n’avons pas eu peur ; alors que toi et tes fonctionnaires étaient des pions et des porte-voix de la dictature ».
Et de conclure : « Ton ingérence dans mes affaires créatives et intellectuelles est un scandale à l’égard de la nouvelle Tunisie, ainsi qu’une atteinte à la liberté de pensée et d’expression ».
Liberté d’expression ou diffamation ? Que dire devant le ton utilisé par le « poète » et ce déluge de grossièretés déversées contre une personnalité publique et politique, de surcroît mère de famille ?
Encore une fois, à vous d’en juger. En attendant, la justice tranchera.