Un mot pour qualifier l’implacable descente aux enfers de l’économie nationale : l’inversion de l’échelle de valeurs qui s’empare, à quelques exceptions près, de l’ensemble du pays. Le travail, l’effort, la rigueur, la discipline, l’ordre, la sobriété, le souci des lendemains sont relégués au placard des oubliettes. Les valeurs qui dominent sont celles de l’argent… facile, de l’assistanat, du très court terme élevé au rang de religion. Tout et tout de suite ! Sans se soucier du choc du futur, sacrifié à l’autel du présent dans ce qu’il a de plus immédiat.
Nos préférences nationales ne sont plus ce qu’elles devraient être. La Tunisie est moins visible sur les écrans radars des investisseurs étrangers. Et ce recours inconsidéré à la dette jusqu’à chuter au plus bas de l’échelle des nations à haut risque ! Il eût mieux valu privilégier les ressources propres du pays qu’il faut créer par la force des bras en s’appuyant sur notre intelligence collective. L’anarchie d’importations sans fin ni limite et sans aucun apport au système productif domine l’impératif des exportations en régression, faute de conquête de nouveaux débouchés, voire de notre maintien sur nos marchés traditionnels. Et au final, une économie en berne, un encéphalogramme plat aggravé par le cancer métastasé des prix. La stagflation, dans ce qu’elle a de plus dangereux, s’enracine. Nous n’avons pas su, pu ou voulu retrouver les chemins de la croissance en allant la chercher avec les dents, là où elle se trouve, ici et ailleurs. Nous avons transgressé tous les principes de réalité et vécu au-dessus de nos moyens et de nos forces, en nous laissant griser par le poison de l’endettement jusqu’à l’asphyxie. Résultat des courses : des déficits, budgétaire et commercial, abyssaux et une dette devenue insoutenable avec pour seule perspective le défaut de paiement. Les assujettis à l’impôt, qui n’ont pas encore basculé dans la clandestinité, crient à l’oppression fiscale quand les barons de l’informel affichent ostentatoirement signes de richesse et arrogance.
La dette comme seul moyen pour couvrir le manque à gagner économique, commercial et fiscal, sauf que celle-ci a ses propres exigences auxquelles on ne peut se soustraire.
La dette comme seul moyen pour couvrir le manque à gagner économique, commercial et fiscal, sauf que celle-ci a ses propres exigences auxquelles on ne peut se soustraire. Sommes-nous bien inspirés d’engager le fer avec le FMI au sujet d’un accord de prêt, pourtant au prix de réformes de notre propre cru ? Seul l’avenir nous le dira. Une chose est sûre: le coût du statu quo est infiniment plus cher que le prix des réformes, aussi impopulaires soient-elles.
Impopulaires et pourtant nécessaires et incontournables. Hors de ces réformes structurelles, point de salut. Autant dire point de croissance. Dégraisser le mammouth administratif, transformer les entreprises publiques, leur redonner vie et espoir en les délestant de leur poids mort, mettre fin aux abus et dysfonctionnements qui grèvent la Caisse générale de compensation, injecter plus d’équité fiscale pour un meilleur rendement en faisant rentrer dans les rangs, tout à leur avantage, les irréductibles, sanctionner les importations qui ne concourent pas à l’effort productif national, autant de mesures qui procèdent d’une même thérapie : arrêter l’hémorragie qui vide les caisses de l’État et prive le pays des moyens et des ressorts de la croissance. Entre le train de vie de l’État, drogué de dépenses courantes, le service de la dette qui explose – il faut emprunter pour rembourser – et la débauche des subventions sans discernement, il ne reste plus rien de significatif pour doter le pays en infrastructures d’avant-garde, l’équiper, construire ou réhabiliter des écoles, des hôpitaux. Et moins encore pour engager les investissements d’avenir. Pendant toute une décennie, et bien avant même, nous nous sommes condamnés à l’immobilisme quand la mobilité, l’agilité et la réactivité sont au cœur des transformations du monde qui arrive.
Le pays vit d’expédients, au jour le jour, navigue à vue dans l’espoir de se voir accorder, au prix de multiples contorsions, un crédit par-ci, un don par-là pour boucher les trous et boucler les fins de mois de plus en plus difficiles.
L’Administration bureaucratisée ne veut pas jeter du lest. L’État lui-même est devenu trop grand pour les petits problèmes et pas assez puissant pour aborder les questions d’envergure et les projets structurants qui remettent l’économie nationale dans le sens de la marche. Le pays vit d’expédients, au jour le jour, navigue à vue dans l’espoir de se voir accorder, au prix de multiples contorsions, un crédit par-ci, un don par-là pour boucher les trous et boucler les fins de mois de plus en plus difficiles. Et le plus souvent pour rembourser ceux d’avant. La cheffe du gouvernement Najla Bouden paye pour la faute des autres ; elle a hérité d’un champ de mines et d’un État failli. Elle se bat pour éviter le spectre du défaut de paiement. Chaque emprunt obtenu en ces temps de disette, bannis que nous sommes des marchés financiers, relève de l’exploit. Il est célébré comme une sorte de délivrance, notamment par notre Institut d’émission, qui craint pour ses réserves de change, pour la stabilité des prix et celle du dinar. Inutile de faire la fine bouche. Ces prêts, d’où qu’ils viennent, signifient un regain de confiance, font l’effet d’une bouffée d’oxygène. Et invalident, du moins dans l’immédiat, l’idée même d’effondrement économique, financier et social qui hante plus qu’elle nous inquiète les états-majors des instances européennes. L’ennui est que pour utiles, nécessaires et bénéfiques qu’ils soient dans l’immédiat, ces crédits enfoncent le pays dans les ténèbres du cercle vicieux de l’endettement, car ils ne changent pas la trajectoire de la dette au profit de l’investissement créateur de richesses, d’emplois et de revenus. Ce qui revient à dire que la dette d’aujourd’hui n’aura d’autres débouchés que l’impôt supplémentaire de demain, alors même qu’il est durement ressenti, au-delà même de son point de rupture, jusqu’à inhiber les velléités d’investissements déjà au plus bas. Il est de bonne guerre de profiter de cette éclaircie, de cette fenêtre de tir pour engager les réformes structurelles qui libéreront l’investissement, la croissance et l’emploi. Comme il est de bonne stratégie de revenir à une saine vision des fondements mêmes du développement.
L’économie se traite à la racine en consacrant les fondamentaux sur lesquels on peut bâtir une croissance forte et durable. La dette, pour utile qu’elle soit, n’est pas une fin en soi, elle ne doit pas être détournée de sa vocation originelle. Elle doit financer l’investissement. Il n’est d’autres choix, et moins encore d’autres valeurs que celles du travail et de l’effort. Le reste ne mène nulle part.
Cet édito est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin n 875 du 2 août au 30 août 2023