L’émission d’Al Watanya 1, «Aouled Adaar», qui a été critiquée par le chef de l’Etat, a-t-elle glorifié des temps anciens au cours desquels les médias publics étaient un instrument du pouvoir et de sa propagande ? Faut-il aussi voir la question sous une autre lorgnette, se demander pourquoi cette émission a été programmée et semble avoir acquis une certaine audience ?
Le premier élément à prendre en considération, à ce niveau, est le fait qu’elle a joué sur une corde on ne peut plus sensible : la nostalgie. Une corde gagnante.
Que retenir de l’audience accordée par Kaïs Saïed à la PDG de la Télévision tunisienne (publique), le 4 août 2023, Awatef Daly (notre photo) ? Quelques jours après que les propos du premier magistrat ont été prononcés, et sur le fonctionnement du journal télévisé de 20 heures et sur la programmation de contenus qui glorifient, aux yeux du chef de l’Etat, les acteurs de l’ancien régime (sous Bourguiba et Ben Ali), ils continuent à faire l’objet de larges commentaires.
Des propos qui ont même été dénoncés par le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) pour ingérence dans la programmation de la TT, considérée dans la profession et même au-delà comme une institution qui se doit d’être indépendante de tout pouvoir, à commencer par le pouvoir politique. Le cas de la BBC (British Broadcasting Corporation) est souvent cité, à ce titre, en Tunisie depuis 2011, comme un exemple tant au niveau de son financement que de son fonctionnement.
Connivence avec le pouvoir politique
Il n’est pas interdit évidemment de critiquer la télévision publique et les médias d’une manière générale. Loin s’en faut. A commencer dans les pays où la liberté des médias et l’indépendance de l’audiovisuel public sont citées en exemple. Une riche littérature existe et accuse les médias de connivence –pour ne pas dire plus– avec le pouvoir politique et le monde de l’argent.
Exemple parmi d’autres, l’ouvrage de Noam Chomsky et d’Edouard Harman « La fabrication du consentement » (1988). Ou encore l’article, qui fait référence à ce niveau, du journaliste argentin Ignacio Ramonet dans lequel il appelle à un « Cinquième pouvoir » (Le Monde diplomatique, octobre 2003) pour lutter contre « les abus de la presse et des médias ».
Quinquagénaires et sexagénaires
Cela dit, l’émission d’Al Watanya 1, qui a été critiquée par le chef de l’Etat, a-t-elle glorifié des temps anciens au cours desquels les médias publics étaient un instrument du pouvoir et de sa propagande ? Fallait-il que les producteurs de l’émission «Aouled Adaar» (Les enfants –ou les gens– de la télévision) introduisent un brin de critique concernant un vécu qui ne pouvait manquer d’insuffisances ou même de travers ? Rien n’est en définitive parfait. Et il n’est pas trop tard pour corriger le tir !
Reste qu’il faut aussi voir la question sous une autre lorgnette. Se demander peut-être pourquoi cette émission a été programmée et semble avoir acquis une certaine audience. Le premier élément à prendre en considération, à ce niveau, est le fait qu’elle a joué sur une corde on ne peut plus sensible : la nostalgie. Elle s’adresse en premier à un public de quinquagénaires, voire de sexagénaires à qui les programmes et personnes invitées rappellent le passé. Un « beau passé » non pas sans doute pour son aspect télévisuel –« un phénomène social » et « total », nous enseigne l’anthropologue Marcel Mauss, mais un moment où la vie était plus conviviale et plus facile.
Le ciel est ouvert
Conclusion : dans leur esprit, et pour l’essentiel, le politique est en grande partie zappé. L’évocation des programmes télé d’antan est du même ressort que ces illustrés, genre « Blek le Roc », « Zembla », « Mandrake » ou encore ces romans-feuilletons populaires dont la publication est faite par épisodes dans un journal, qui rendent heureux certains. N’oublions pas qu’une émission pratiquement du même type a vécu en France pendant vingt-deux ans (1994-2016) : « Les enfants de la télé », diffusée, fait rare, sur deux chaînes : France 2 et TF1).
Il faudra se demander, par ailleurs, et malgré le caractère hégémonique du pouvoir d’antan, si la télévision n’avait pas meilleure allure qu’aujourd’hui ? Les faits sont, à ce propos, têtus. Qu’est-ce que la télévision publique (les deux chaînes confondues) produit aujourd’hui ? Le ciel est ouvert et la comparaison est facile par rapport à d’autres programmes venus de l’extérieur de nos frontières ! Un chiffre donné il y a une année, et qui mérite d’être confirmé, indique que plus de la moitié des programmes est faite d’émissions anciennes (quasiment tous genres confondus) et de rediffusions.
Le tour est très vite joué
La production se limitant pour l’essentiel aux news et à quelques programmes retransmis généralement en direct. Comme les cérémonies d’ouverture et de clôture de festivals, les spectacles, de rares documentaires et feuilletons, retransmissions de rencontres (lorsque les droits ont pu être acquis)… Où sont les «Hadj Klouf», «Al Mindhar», «Law samahtom», «Les contes d’Abdelaziz Al Aroui» (notre photo en noir et blanc, 2e à partir de la gauche), les retransmissions des combats du boxeur Mohamed Ali Clay que l’on regardait à l’aube… ? On est loin de ce qu’un des plus grands universitaires spécialisés dans le monde des médias, Hervé Bourges, appelle «La télévision du public» (1988) où il a décrit ce que devait être une télévision répondant aux attentes du public.
Il ne faut cependant pas trop accabler le service public de télévision. Les chaînes privées ne se portent pas mieux, côté programmation. Vente de casseroles, pour l’essentiel, en caricaturant aussi un peu, le matin et l’après-midi, et rediffusion d’anciens programmes la nuit. Le tour est très vite joué. Façon de dire : Circulez, il n’y a plus rien à voir !