Son analyse est plus que pertinente et son discours est très structuré, le diplomate, ancien ambassadeur de Tunisie en Inde, au Japon et en Allemagne, Elyes Kasri, analyse pour nous dans ce long, mais captivant, entretien le dernier remaniement à la tête du gouvernement. L’analyse portera sur le bilan de Bouden, le choix de Hachani, mais l’entretien sera surtout l’occasion d’évoquer les mesures prioritaires à prendre en toute urgence par le nouveau chef du gouvernement pour envisager une sortie de crise.
A l’occasion, on n’a pas pu s’empêcher de poser au brillant diplomate qu’il est des questions qui portent sur notre diplo- matie et les derniers développements sur la scène internationale.
Entretien à lire et à relire.
Avec la désignation d’un nouveau premier ministre, un remaniement, fût-il partiel mais suffisamment significatif, vous paraît-il nécessaire, ne serait-ce que pour donner plus de sens à la fonction de chef du gouvernement ?
Il semble évident que la cohésion de l’équipe gouvernementale et la marge de manœuvre et de leadership accordée au chef du gouvernement seront un important facteur dans la qualité de sa performance en ces temps de crise. De plus, une plus grande transparence dans l’évaluation du mandat de Mme Bouden et des leçons à tirer pour assurer une meilleure performance à son successeur seraient dans l’ordre normal des choses en démocratie et en gestion des entreprises. Ainsi, plus on se rapproche des règles universelles de gouvernance et de transparence et plus on met de son côté les chances de réussir et de convaincre les partenaires étrangers dont l’apport et la confiance sont devenus incontournables.
Il faudrait également dissiper l’impression chez certains de l’annulation en fait et en pratique de la fonction de chef de gouvernement et son remplacement par celle de secrétaire général du gouvernement auprès du président de la République qui a fait jusqu’à présent preuve d’une maîtrise limitée des lois de l’économie et de la finance, avec tout le respect dû à sa personne et à son rang.
Quant à un éventuel remaniement de l’équipe gouvernementale, il serait utile de laisser au nouveau chef du gouvernement le choix de son équipe au moins dans les départements entrant dans ses priorités les plus urgentes afin d’assurer la cohésion requise de l’action gouvernementale et de dissiper la perception d’une pluralité de centres d’influence et de pouvoir au sein du gouvernement.
Une question qu’on ne peut pas s’empêcher de poser au brillant diplomate que vous êtes. A l’heure du basculement du monde sur fond de lutte sinon de guerre pour la suprématie mondiale : guerre en Ukraine, bruits de bottes en Afrique sinon de guerre au Niger, pays frontalier de l’Algérie et de la Libye, qui font craindre de nouvelles vagues migratoires, notre diplomatie a fort à faire pour garantir la sécurité du pays et nous valoir davantage de sympathie et de solidarité financière notamment arabe. Est-elle dans le rôle qui doit être aujourd’hui le sien ?
Il est indéniable que l’image de la Tunisie a souffert de la fin de règne de feu Ben Ali et n’a pas su tirer profit du capital de sympathie généré par ce qui est communément qualifié de révolution du jasmin et de printemps arabe. Ainsi, la soif de démocratie a donné lieu à une gouvernance calamiteuse et à une ère de corruption et d’abus de pouvoir et de situation même sous les apparats les plus nobles. Ce phénomène a été exacerbé au cours des dernières années par une série de malentendus avec nos principaux partenaires américains, européens et même asiatiques et nos voisins maghrébins, ce qui a grandement contribué à l’isolement de la Tunisie sur la scène internationale et la dégradation de son statut aussi bien dans la région méditerranéenne qu’au sein du monde arabe et plus récemment en Afrique. Il faut reconnaître que si la diplomatie tunisienne assume par son immobilisme et sa faible réactivité une part de responsabilité, le ministère des Affaires étrangères n’a pas été à l’abri de la vague de mauvaise gouvernance, d’infiltration et de paralysie qui a frappé toute l’administration tunisienne.
Il importe de réaliser et de faire de la coopération et du développement le fil conducteur de toute déclaration ou action à caractère diplomatique de la Tunisie qui, il faut l’admettre, en dépit des incitations de certains exaltés, n’est pas en mesure d’adopter une diplomatie idéologique et n’en a certainement pas les moyens. La Tunisie est dans l’obligation de s’en tenir à une diplomatie de coopération et de développement qui lui sera éminemment utile dans la conjoncture actuelle et pourrait inspirer d’autres pays en développement, notamment en Afrique. Les positions enflammées et radicales peuvent exciter les foules mais ne nourrissent pas les peuples, surtout le peuple tunisien qui, en plus d’une inflation galopante et d’un pouvoir d’achat qui fond comme neige au soleil, doit faire la queue pour acheter du pain pour se nourrir.
La Tunisie doit rejoindre le consensus arabe et africain sur les questions de l’heure et mettre de côté la prétention de réinventer l’histoire et le nationalisme arabe. L’exceptionnalisme et le messianisme de la dernière décennie nous ont coûté suffisamment cher et nous ont causé suffisamment de tort. Un rétablissement des relations de fraternité et de confiance avec le Maroc doit être la première priorité afin d’équilibrer l’influence démesurée de l’Algérie sur la Tunisie avec laquelle les relations devront être régies par le respect mutuel et la confiance réciproque ainsi que le principe sacro-saint de non-intervention dans les affaires intérieures. Par ailleurs, un rôle plus actif et équilibré sur la scène libyenne serait d’une grande utilité, compte tenu de l’importance de ce voisin pour notre économie et notre sécurité.
Avec les Etats-Unis d’Amérique, l’Europe et les autres pays du G7, il serait utile de redynamiser notre diplomatie et les mécanismes bilatéraux et multilatéraux de concertation et de coopération afin d’en faire des opportunités de partage d’expériences et de recherche d’opportunités et de mécanismes de coopération gagnant-gagnant. Il faut se rendre à l’évidence que dans le monde d’aujourd’hui et dans l’attente de l’hypothétique nouvel ordre mondial avec ses contours encore incertains, l’influence américaine sur les institutions financières internationales et notre principal partenaire européen ne peut être sous-estimée ou ignorée qu’à nos dépens. Ce ne sont pas l’enthousiasme et les fanfaronnades de Giorgia Meloni qui vont changer cette dure réalité des relations internationales.
Avec l’Asie, cette coopération, longtemps gardée au ralenti par la Tunisie par myopie et frilosité, devrait être relancée sans lui donner l’allure d’un alignement stratégique ou d’un balancement d’un camp vers un autre. Ayant été ambassadeur en République de Corée, en Inde et au Japon et à deux reprises directeur général pour l’Amérique et l’Asie, j’ai eu l’amère expérience des nombreuses opportunités ratées avec ces pays. Il faut se rappeler que la stature internationale de la Tunisie a été grandement respectée lors de la guerre froide pour sa politique de non-alignement et d’ouverture à la coopération avec tous les partenaires potentiels, dans le respect des choix respectifs. Ainsi, en dépit des grandes affinités avec l’Ouest et les Etats-Unis d’Amérique, la Tunisie de Bourguiba avait mis en place toute une stratégie hydraulique, médicale et de formation d’une élite d’ingénieurs avec l’aide de l’Union soviétique et du pacte de Varsovie avec des effets dont nous tirons jusqu’à aujourd’hui les bénéfices.
La diplomatie mérite d’être renforcée par une nouvelle organisation interne, des moyens plus conséquents et un déploiement international mieux étudié, plus léger et plus moderne. Ainsi, outre la récupération pleine et entière des affaires des résidents tunisiens à l’étranger, considérée comme une rente à ne pas lâcher par le ministère des Affaires sociales, et la réintégration de la coopération internationale qui était, faut-il le rappeler, un secrétariat d’Etat au ministère des Affaires étrangères, notamment sous la direction du brillant diplomate feu Ahmed Ben Arfa, le ministère des AE doit faire sa mue pour améliorer sa gouvernance et ses méthodes de travail, parmi lesquelles l’adoption d’un nouveau statut particulier encourageant la compétence et l’abnégation et mettant la carrière des diplomates à l’abri de l’épée de Damoclès du pouvoir discrétionnaire qui casse le moral et la confiance dans l’avenir en instaurant des critères subjectifs et parfois extra-professionnels d’évaluation de la compétence et des performances. Il est également grand temps d’accélérer la numérisation des activités du ministère dans la centrale et les postes à l’étranger, de même que les services offerts aux ressortissants tunisiens à l’étranger.
La diplomatie tunisienne doit se donner des objectifs concrets lors de toute participation ou organisation d’une manifestation internationale et procéder à un bilan serein, objectif et sans complaisance a posteriori. A cet égard, un bilan serein des dernières manifestations internationales organisées en Tunisie, notamment le sommet arabe de 2019, la Ticad 8 et le sommet de la francophonie (2022), gagnerait à être fait afin d’en tirer les enseignements qui s’imposent pour en consolider les acquis et éviter de rééditer les mêmes insuffisances et erreurs.
Y a-t-il une question à laquelle vous auriez aimé répondre et qu’on ne vous a pas posée ?
De nombreuses questions auraient pu être posées et plusieurs réponses auraient pu être données. Toutefois, je me contenterai de partager ma conviction profonde que la Tunisie est une terre bénie et que plus le ciel s’obscurcit et plus on peut voir pointer à l’horizon une éclaircie avec un soleil éclatant. La pandémie du coronavirus, les séquelles de la guerre en Ukraine et les récents remous dans la région du Sahel africain pourraient être perçus comme des menaces pour la Tunisie, mais pour l’homme d’Etat et le diplomate perspicace et audacieux, ce sont en fait autant d’opportunités à saisir pour assurer le développement de la Tunisie et asseoir sa stature internationale en tant que facteur de paix et de stabilité internationales.
Un extrait de l’interview qui est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin n 876 du 16 août au 13 septembre 2023
Propos recueillis par Hédi Mechri et Mohamed Ali Ben Rejeb