La visite du président de la République, jeudi 14 septembre, à la Banque nationale agricole (BNA), a plu à la majorité écrasante des Tunisiens qui considèrent les banques comme leur premier ennemi. La hausse des taux les a irrités, et les politiques sélectives d’octroi de crédits n’ont fait qu’alimenter un profond sentiment d’injustice sociale.
Indépendamment des affaires que le président a évoquées lors de son passage au siège de la banque, la vraie question à se poser n’est pas celle des financements sans garanties. A ce niveau, s’il y a des dépassements, la justice fera son boulot. L’interrogation devra porter sur un autre volet : quelle est la principale vocation des banques publiques ? Est-ce qu’elles doivent être universelles ou jouer comme des leviers pour subventionner certains secteurs prioritaires ?
De l’agriculture, mais aussi de l’industrie et du service
La Banque nationale agricole, créée en 1959 par l’Etat, visait à encourager le développement de l’agriculture. Elle est devenue une banque universelle en 1969 et a changé de dénomination pour devenir la Banque nationale de Tunisie.
En 1989, elle a absorbé la Banque nationale de développement agricole (BNDA) et a retrouvé sa dénomination d’origine, BNA. Son portefeuille se retrouve donc naturellement diversifié entre les différents secteurs économiques.
Aujourd’hui, la BNA est le leader du secteur bancaire en termes de crédits octroyés. Au 30 juin 2023, ses engagements bruts se sont élevés à 16 356 MTND, dont 1 143 MTND au profit du secteur agricole, soit 7% de son encours brut.
A première vue, cette proportion est faible. Surprise : elle est plus élevée que la moyenne sectorielle. A la même date, les financements accordés par l’ensemble du système bancaire aux activités d’agriculture, sylviculture et pêche est de 3 755 MTND, soit 4,4% seulement des engagements globaux.
La BNA joue, toutefois, un rôle clé auprès de l’Office des céréales. Jusqu’à la mi-2023, ses engagements envers l’office ont totalisé 4 957 MTND, un montant intégralement couvert par des garanties publiques. L’établissement se retrouve, de loin, le premier bailleur de fonds pour les activités agricoles dans le pays.
Contexte compliqué
Les risques de financement de l’activité agricole sont bien connus. Ils sont parmi les plus élevés, surtout avec les petits agriculteurs qui ont de faibles superficies et qui peuvent, en raison d’inondations ou de sécheresse, rater la saison et ne pas rembourser.
Pour pouvoir supporter ce risque, qui prend la forme de provisions dans les comptes, il faut avoir suffisamment de fonds propres. La BNA, comme tout le système bancaire tunisien, est moyennement capitalisée. Si les ratios prudentiels tiennent bon, il est certain que l’application de normes plus strictes fera des dégâts. C’est pour cette raison que toutes les agences de notation attirent l’attention sur le problème des banques, surtout celles publiques.
La période faste que connaît le secteur a permis à la BNA d’en profiter pour améliorer son bénéfice et générer des fonds propres additionnels. Aujourd’hui, ils sont de 1 903 MTND contre 1 626 MTND en 2020. En même temps, les provisions sur la clientèle sont passées de 1 230 MTND fin 2020 à 1 639 MTND au 30 juin 2023. En valeur absolue, le rythme de provisionnement était 1,47x celui de la constitution de fonds propres.
Est-ce qu’il y a un problème de recouvrement ou de crédits octroyés sans suffisamment de garanties ? Tout cela est possible, mais la banque doit gérer l’encours actuel et en profiter au maximum pour couvrir les risques. Tant que les taux sont élevés, les impayés vont suivre le même rythme. La meilleure illustration en est les comptes de la BNA au premier semestre 2023. Elle a constitué des dotations aux provisions sur créances douteuses de 220,743 MTND en six mois, en hausse de 71,7% en glissement annuel, ce qui s’est traduit par une baisse de son bénéfice net semestriel de 17,1%, à 102,283 MTND.
Cohérence
Certes, une partie de la solution passe par le recouvrement. Néanmoins, souvent, il n’y a plus d’actifs qui ont des valeurs marchandes à récupérer. Sur des créances classées de 3 404 MTND au 30 juin 2023, la classe 4 (actifs compromis) abrite 3 034 MTND, d’où la difficulté de la situation.
Maintenant, est-ce que la BNA pourra accorder la priorité absolue au soutien du secteur agricole ? Théoriquement, oui. Est-ce qu’elle pourra le faire sans garanties ? Exception faite des crédits campagnes, et sauf un produit bien défini ou une prise en charge par la Sotugar, la réponse est bien négative. Autrement, nous allons nous retrouver dans le même scénario.
Pour le bon fonctionnement du système financier et de l’économie, il faut ouvrir ce dossier des banques publiques. Leur privatisation est un sujet pratiquement obsolète et n’est même pas considéré comme une option pour le président. Inutile d’en discuter. La vision est d’en faire un outil public pour aider les professionnels dans les activités ciblées et/ou stratégiques pour l’Etat.
L’idée est faisable et, à l’origine, ces banques étaient spécialisées. Toutefois, il convient de procéder dans les règles de l’art et progressivement. Augmenter la part des crédits agricoles par la BNA de 200 ou 300 MTND annuellement pourra se réaliser facilement, certainement au détriment des bénéfices. Idem pour la BH Bank dans l’immobilier et la STB dans le tourisme, avec des montants plus importants. Dans ce cas, l’objectif de chacune de ces banques publiques serait de garder l’équilibre, de respecter les ratios prudentiels et sans nécessairement générer des gains et de distribuer des dividendes.
Sur une décennie, il est possible d’avoir de telles entités. En même temps, elles doivent alléger leurs bilans, développer plus de compétences spécialisées dans les secteurs visés et repenser leurs positionnements géographiques. Elles ont des activités et des filiales à céder et/ou restructurer capables de générer des ressources significatives à injecter dans les fonds propres.
Renationalisation ?
Relancer l’économie par un tel mécanisme est une piste plausible, mais il faut bien préparer le terrain et prendre le temps nécessaire pour le faire. Si c’est le choix de l’Etat, il faut le préciser car une telle orientation avec les structures lourdes actuelles ne fera qu’amplifier les risques.
D’autre part, ces banques sont cotées en Bourse et il y a des minoritaires. Ils ont des droits et ils sont entrés dans le capital pour investir et dégager une plus-value. Si l’Etat compte changer de cap et utiliser davantage ces banques comme levier financier, les actionnaires doivent être informés par avance, voire leur offrir une piste de sortie.
Les valorisations changent avec la stratégie des sociétés. Il est fort probable que, sur le marché, les analystes commencent à intégrer une moindre profitabilité dans leurs estimations, ce qui donnerait des objectifs de cours plus faibles. Le comportement des titres bancaires est à suivre de près durant les prochaines semaines car il donnera une idée claire sur la vraie pensée du marché.
Bassem Ennaifar