Hatem Mliki expert en gouvernance et développement régional revient sur le nouveau découpage territorial dans une interview accordée à l’Economiste Maghrébin.
Que pensez-vous du nouveau découpage territorial des régions de la République tunisienne et des gouvernorats ?
Hatem Mliki: Le découpage administratif tunisien concernant le déploiement des services de l’exécutif repose sur trois niveaux, à savoir local (délégation), régional (gouvernorat) et central (gouvernement central). Certains départements ministériels et entreprises publiques adoptent un découpage technico-fonctionnel du territoire en districts (ministères tels que l’Intérieur, le Commerce, l’Economie...Steg, Sonede, Onas …). Ces découpages ne sont pas homogènes et compliquent souvent la coordination entre les services de l’Etat au niveau régional et local.
En ce qui concerne les structures décentralisées (autorités censées être indépendantes de l’exécutif, dirigées par des Conseils élus et bénéficiant ainsi de la légitimité électorale), elles sont également de trois niveaux : local (municipalité), régional (Conseil régional) et national (Parlement).
S’agissant du présent découpage, plusieurs remarques s’imposent :
– En l’absence d’une loi portant organisation des Conseils locaux et de districts et d’une orientation clairement définie justifiant la création de districts, le débat autour de la pertinence de ce découpage devient absurde.
– Ce découpage est quasiment identique à celui adopté en 1922 par les autorités coloniales françaises concernant les espaces économiques, ce qui pose des questions sérieuses quant aux fondements de ce découpage un siècle plus tard.
– Se référant aux expériences internationales, les districts décentralisés (dirigés par des Conseils élus comme c’est le cas) sont des entités historiques qui existent avant la création de l’Etat central. Elles disposent d’une identité par un territoire historique, un patrimoine culturel propre et d’institutions sociales. A ma connaissance, aucun pays n’a envisagé la création ultérieure de districts (ne pas confondre cela avec les districts fonctionnels des départements ministériels et des entreprises publiques plutôt à caractère technique).
– L’idée de connecter les gouvernorats de l’intérieur à ceux du littoral est à mon sens simpliste, voire insensée. Ceux qui l’adoptent pensent que seul le littoral est par nature un facteur de développement. Cette hypothèse infondée ignore que le développement est lié à des facteurs endogènes de chaque territoire et qu’il est possible de promouvoir la croissance et le développement durable inclusif dans n’importe quel territoire, indépendamment du fait qu’il soit situé au littoral ou non (des pays entiers et des territoires dans le monde sont assez développés, alors qu’ils n’ont même pas accès à la mer).
– Considérant la baisse chronique du budget d’investissement (titre II actuellement avoisinant 6% du budget de l’Etat), ces nouvelles entités n’auront pas de ressources budgétaires à gérer, surtout que l’exécutif contrôle, via les ministères sectoriels, plus de 90% du budget d’investissement. Cela pose des questions quant à l’utilité de ces nouvelles entités.
– Il est clair qu’en l’absence de justifications de ce découpage, les autorités n’ont même pas pu attribuer un nom ou identifier les sièges des districts. Cela s’explique par le caractère hybride et infondé de ce choix.
Est-ce vraiment le bon moment ?
Hatem Mliki: Il aurait été préférable de confronter les vrais problèmes et procéder à d’autres réformes plus pertinentes pour la Tunisie concernant le déploiement des services de l’Etat et la mobilisation des ressources financières pour l’investissement public au lieu de s’engager dans cette aventure.
Rechercher plus d’harmonisation dans le déploiement territorial des services de l’Etat (ministères et entreprises publiques) peut faciliter la coordination entre les structures de l’exécutif et optimiser une intervention globale structurée.
Par ailleurs, il est inacceptable d’assister passivement à le chute du budget d’investissement qui menace les infrastructures de base (eau, électricité, assainissement, routes, barrages …) et réduit sensiblement la qualité des services de base (éducation, santé, transport, culture, sports…). Il est plus opportun de se concentrer sur une meilleure politique budgétaire, la relance de la croissance, l’opérationnalisation du partenariat public-privé et les accords de partenariat internationaux (y compris les Investissements directs étrangers) dans les domaines de l’infrastructure et des services. C’est là les vrais défis que la Tunisie doit affronter pour se permettre une transition vers la modernité.
L’impact politique, économique et social de ce nouveau découpage.
Je pense que l’objectif ultime de cette opération n’est malheureusement que politique. Il s’agit tout simplement de mettre en place la deuxième Chambre (Conseil national des régions et des districts) qui permet de fragmenter davantage le pouvoir législatif, complexifier le contrôle et la redevabilité de l’exécutif et rendre difficile, voire impossible, le retrait de confiance du Président.
Cette interview est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin n 878 du 27 septembre au 11 octobre 2023