Il y a plus de dix-huit mois, les banques centrales majeures et à leur tête, la banque fédérale américaine, entamèrent une série de hausses des taux directeurs en réponse à l’inflation galopante et à un rythme soutenu et quasi continu. Elles marquèrent ainsi la fin du précédent cycle monétaire accommodant, qui avait commencé avec l’éclatement de la bulle spéculative de l’internet au début du nouveau millénaire et dont la guerre en Ukraine a sonné le glas.
Ce qui, au départ, devait être une série limitée de resserrements pour parer à une montée brusque, mais jugée initialement transitoire, de l’inflation, s’est avéré être un mouvement plus long, structurel et surtout tenace. Dix-huit mois plus tard, les marchés monétaires semblent à peine réconciliés avec l’idée que les taux d’intérêts resteraient élevés pour plus longtemps et que le pivot vers un cycle accommodant rétablissant l’ancienne normalité, artificielle, de taux bas et de liquidités abondantes, devrait attendre plus longtemps qu’initialement prévu. Il est intéressant, voire instructif, de s’attarder sur l’évolution des attentes des argentiers, acteurs économiques et autres investisseurs pour comprendre d’abord le chemin parcouru et essayer de décoder les scénarios possibles pour l’économie mondiale.
Le péché transitionnel
En mars 2022, le monde semblait toujours se complaire dans un paradigme économique établi à la suite de l’éclatement de la bulle internet : les avancées technologiques et la globalisation sont des moteurs de croissance, mais aussi des forces déflationnistes qui opèrent par le biais d’améliorations de la productivité d’une part, et d’une meilleure adéquation entre offre et demande d’autre part. Les banques centrales peuvent alors maintenir un taux d’inflation bas en même temps qu’un taux de croissance fort pour engendrer assez d’emplois et surtout soutenir des valorisations boursières toujours en hausse. L’invasion russe en Ukraine a surpris le monde et surtout les marchés de gaz et de pétrole. Le choc des prix des hydrocarbures qui s’ensuivit accéléra une spirale inflationniste qui, en réalité (et avec du recul), avait bourgeonné dès 2021. Les acteurs économiques, et à leur tête les argentiers, étaient plus fixés sur les symptômes que sur les causes réelles. Le monde sortait aussi d’une pandémie qui a causé son lot de problèmes, perturbant le commerce mondial, accumulant les difficultés logistiques et entravant la production et le transport des biens bon marché d’ici ou d’ailleurs. Le renchérissement de l’énergie, les difficultés logistiques et marchandes post- Covid ainsi que la torpeur des banquiers centraux, trop habitués à l’accommodation monétaire, ont facilité l’ancrage de la thèse d’une inflation transitoire. Ce qui manquait à l’analyse initiale, c’était évidemment l’observation des différents indicateurs sur la durée et surtout la constatation que la pression est surtout sur les salaires et services, avec des niveaux de chômage qui restent bas et une pression sur les rémunérations de plus en plus élevée. Au-delà du choc transitoire causé par la guerre en Ukraine et des perturbations Covid, on commence à peine à digérer l’argent hélicoptère qui a été distribué pendant la pandémie, mouvement qui est venu accélérer deux décennies de largesses monétaires. On parle là de mesures quasi désespérées, qui utilisent agressivement le levier monétaire pour sauver telle économie du Covid, ou tel pays européen du Sud d’un défaut de paiement, « quoi qu’il en coûte ». Ajouter à cela, des populations occidentales privées de loisirs pendant deux ans de pandémie. Tous les ingrédients étaient donc réunis pour une reprise vigoureuse et soutenue de la demande des ménages qui ont bénéficié de largesses fiscales et d’un excédent d’épargne. Les perturbations post-Covid et les mutations politiques contre la globalisation ont en même temps limité l’apport d’une main-d’œuvre immigrée souvent bon marché. Rapidement, il était clair que l’accumulation de tous ces facteurs inflationnistes très prononcés allait avoir un effet dans la durée.
Quel atterrissage ?
Le cycle de hausse des taux qui s’ensuivit est sans précédent et il n’est pas fini encore. Du transitoire, nous sommes passés au structurel et depuis peu de temps, au régime établi de taux hauts pour longtemps. L’analyse a posteriori dévoile les manquements de l’approche initiale et aurait plutôt suscité des hausses plus importantes, mais vu le caractère structurel et établi des facteurs inflationnistes, le remède idéal ne peut être que le temps et le ralentissement économique. Le temps, car les mécanismes de transmission monétaires mettent du temps à produire leur effet. De plus, quoiqu’on fasse, l’excès d’épargne chez les ménages met du temps avant de s’épuiser. Ces deux processus vont converger au mieux vers un ralentissement économique qui affaiblira la demande, au pire, vers un atterrissage « dur » et une récession. Entre-temps, si les forces de globalisation sont en recul, les avancées technologiques en robotique et en intelligence artificielle vont œuvrer à ajuster les inadéquations de capacité d’offre et de demande. Cette crise inflationniste est une rupture qui est en train d’accélérer plusieurs changements déjà en cours. La pression sur les rémunérations ne bénéficiera pas de la même manière à tout le monde. De nouveaux métiers voient le jour et d’anciens sont remplacés par les machines. De nouveaux écosystèmes se développent et de nouvelles priorités comme la RSE (responsabilité sociale et environnementale) émergent.
Avant que le système ne trouve son équilibre, la transition peut être houleuse pour les différents secteurs économiques, et surtout pour les pays développés et émergents qui feront face à de nouveaux défis, sous de nouvelles contraintes : risques climatiques, renchérissement de la dette, explosion des déficits publics, crise du pouvoir d’achat et tensions sociales. S’adapter, planifier et être discipliné seront les clés de la sortie de crise.
Par Omar Mechri
L’édito est disponible dans le Spécial Finance du mois d’octobre 2023 du Mag de l’Economiste Maghrébin