La solution pour libérer la Palestine de l’occupation sioniste a divisé, depuis longtemps, aussi bien les Palestiniens, les Arabes, les musulmans que les Tunisiens. Non sur le fond, car tout le monde connaît et reconnaît l’injustice qui a frappé le peuple palestinien depuis la création de l’Etat d’Israël, qui fut chassé des terres de ses ancêtres, continuellement massacré, systématiquement opprimé et actuellement victime d’un génocide perpétré par les sionistes; mais sur la manière la plus sûre de le réinstaller dans ses droits, historiques, légitimes et pour toujours.
A l’origine, la promesse d’Arthur Balfour, ministre britannique des Affaires étrangères, le 2 novembre 1917, dans une lettre à Lord Rotschild, dirigeant de la communauté juive britannique, qui invoque le droit du «peuple» juif à un «foyer national», sur la terre de Palestine. Il faut noter que la déclaration ne parle nullement d’un Etat mais a intégré dans le lexique diplomatique la notion de «foyer» et qu’elle évoque aussi l’existence d’un «peuple juif» qui n’a aussi jamais existé, excepté dans la littérature sioniste.
Sauf que le 29 novembre 1947, l’Organisation des Nations unies a voté la création d’un Etat juif sur 60% de la terre palestinienne qui était jusqu’alors sous mandat britannique. A partir de ce jour-là, où toutes les grandes puissances de l’époque, notamment les Etats-Unis et l’Union des Républiques soviétiques, ont « légalisé » du point de vue du droit international, qui est toujours dicté par les plus forts, la question se posa pour les Palestiniens d’abord, et pour les Arabes ensuite, de savoir s’il fallait obtempérer aux impératifs politiques du droit international ou s’il fallait accepter cette décision injuste et humiliante. Car le droit est toujours du côté des plus forts et les Etats arabes et les Palestiniens n’avaient pas la puissance militaire nécessaire pour revenir à la situation d’avant 1948.
Bourguiba, le visionnaire
Le discours de Bourguiba à Ariha en Palestine, prononcé devant les Palestiniens, le 3 mars 1965, est certainement un des plus célèbres discours sur la question palestinienne. Ce discours qui a été mal compris par l’ensemble des peuples arabes à l’époque et aussi une partie du peuple tunisien, encore sous l’emprise de la propagande égyptienne et aussi de tous les régimes qui prétendaient être des nationalistes arabes, a été un des plus courts et des plus clairvoyants qu’un leader arabe ait pu faire depuis la création de l’Etat d’Israël, jusqu’aujourd’hui.
Contrairement à une idée reçue, il ne préconise pas d’accepter le fait accompli et de renoncer à la libération totale de la Palestine, du fleuve au fleuve. Mais il explique que la reconnaissance du partage en deux Etats, un palestinien et l’autre juif, tel que conçu par l’ONU, n’est qu’un pas tactique vers la libération totale de tout le territoire. Il dit solennellement : « Mon expérience personnelle dans mon long combat m’a confirmé dans l’idée que la passion enflammée et les sentiments patriotiques les plus forts, dont je vois ici un exemple, ne suffisent pas pour vaincre le colonialisme. Même si ce sont des conditions essentielles et nécessaires mais insuffisantes, car il faut être prêt à se sacrifier et à mourir et à chercher le martyr, de la part d’une direction clairvoyante, qui se caractérise par des grandes qualités. Il faut une tête pensante qui planifie et qui voit très loin dans l’avenir […] Mais comme les Arabes ont rejeté la solution incomplète et ont refusé le partage et ce qu’a apporté le livre blanc, et que maintenant ils regrettent et disent dommage qu’on n’ait pas accepté cette solution, car on aurait pu être dans une situation meilleure. Imaginez si en Tunisie, on avait rejeté l’idée de l’autonomie interne en 1954, comme étant une solution incomplète, je vous garantis que la Tunisie serait jusqu’à maintenant sous le pouvoir colonial français ». Il avait aussi déclaré s’adressant aux Palestiniens : « Votre rôle dans la bataille est d’être au premier rang ».
Un tollé général dans tous les pays arabes et aussi musulmans a suivi cette déclaration courageuse et qui dénote un esprit visionnaire. Et son auteur fut accusé de trahison, non seulement de la cause palestinienne mais aussi de la cause arabe et musulmane, allant jusqu’à le traiter de suppôt du sionisme et d’agent de l’impérialisme. Mais Bourguiba est désormais entré dans l’Histoire, pas ceux qui, manquant de courage et de lucidité politique, avaient appelé aux solutions jusqu’au-boutistes en Palestine.
Depuis, et jusqu’au déclenchement de l’actuelle guerre entre les Palestiniens et Israël avec ses puissants alliés occidentaux, la diplomatie tunisienne a suivi scrupuleusement cette vision, que tout le monde arabe et particulièrement l’OLP et récemment certains dirigeants du Hamas ont repris à leur compte, s’agissant de la solution des deux Etats.
Bourguiba avait raison, primo parce que les Palestiniens ont entamé une guerre de libération nationale, certes coûteuse en vies humaines, mais c’est le lot de toutes les guerres de libération nationale, comme le Vietnam, la Chine, l’Algérie et l’Afrique du Sud pour ne citer que les plus célèbres. Et secundo parce que la solution à deux Etats est la plus partagée mondialement, même par les puissances alliées d’Israël.
Le débat tuniso-tunisien sur la Palestine
Il faut dire que la question a, depuis la première Nakba, toujours passionné les Tunisiens, toutes les générations, les catégories sociales, les partis politiques, les syndicalistes, les étudiants et la société civile. Et ce, non pas seulement d’une façon passionnelle, mais souvent avec des approches rationnelles.
Bourguiba, dans son discours de Ariha, avait rappelé aux Palestiniens que les Tunisiens avaient participé à la première guerre arabo-israélienne; alors que leur pays était encore sous protectorat. Nous savons que beaucoup de militants de gauche dans les années soixante-dix ont combattu dans les rangs des organisations combattantes palestiniennes et le nombre des martyrs parmi eux, selon certaines sources dignes de foi, a avoisiné les cent, tous tombés au combat. Ils étaient souvent en première ligne et c’est dans les années quatre-vingt-dix que certains ont été rapatriés, à partir du Liban. C’est pour dire combien les jeunes avaient à cœur cette question.
Du côté officiel, l’Etat a toujours soutenu et défendu l’OLP; tout en participant à chercher une solution politique. Sans parler de l’accueil de l’OLP sur notre sol, qui nous avait valu un tribut du sang lorsque les avions israéliens bombardèrent la ville de Hammam Chott où résidait Yasser Arafat. L’Etat a toujours suivi la vision fondée par Bourguiba.
Certes, des courants de l’ancienne extrême gauche ainsi que des islamistes ont fait de la surenchère idéologique pour des usages de politique interne. Mais l’on peut dire qu’il y avait une unité nationale complète derrière la diplomatie tunisienne sur cette question.
Or, la situation du débat changea radicalement après 2011 et le départ forcé de l’ancienne classe politique destourienne pour l’essentiel. On assista alors à l’apparition d’une forme de surenchère idéologique sur un concept inventé de toutes pièces appelé altatbi3, littéralement « normalisation » avec l’Etat d’Israël. Au fait, un concept qui n’a d’utilité que pour diaboliser l’adversaire en l’accusant d’un crime qui n’a aucune existence dans l’arsenal juridique tunisien. Certains, ont profité de la passion générale qui emporte les Tunisiens face aux crimes odieux commis par Israël qui ressemble de plus en plus à un génocide ou même à un holocauste pour proposer à un parlement jusqu’à lors assoupi, et sans réelle présence politique, un texte soi-disant incriminant ladite normalisation totalement en contradiction avec l’actuelle Constitution et celles qui l’ont précédée, et en complet désaccord avec la ligne diplomatique de l’Etat tunisien. Hormis les déclarations orageuses à usage interne de certains hauts responsables, qu’il faut mettre sur le compte de la colère, totalement légitimes mais pratiquement impossibles à réaliser.
Dans tous les cas, notre Etat n’a pas déclaré militairement parlant la guerre à Israël, comme d’ailleurs tous les Etats arabes, qu’ils aient des relations diplomatique ou non avec ce dernier. La position du Président de la République à l’égard de ce projet, qui risque de plonger notre pays dans une guerre politique et diplomatique larvée avec beaucoup de nos alliés, est extrêmement sage. En effet, il a arrêté à temps ce dangereux dérapage institutionnel.
Mais l’heure n’est pas aux règlements de comptes politiques et idéologiques. Un de ceux qui ont appelé à légiférer pour la criminalisation de la normalisation n’est autre que celui qui prétend être à la tête d’un « Front du Salut », Néjib Chebbi, qui par ailleurs ne reconnaît pas l’actuel parlement. Pourquoi a-t-il alors encouragé cette institution qu’il dit illégitime à « pondre » une loi dont il sait pertinemment qu’elle va nuire aux intérêts du pays? Il est clair qu’il s’agit d’une manœuvre pour pousser le Président de la République à commettre l’irréparable. Sauf que par on ne sait quel miracle, ce dernier a fait carrément volte-face. Il était temps!
Evidemment, le débat ne va pas s’arrêter là. Car bientôt, juste après la fin de la première partie de cette guerre, les ballets diplomatiques pour tenter d’imposer une solution politique à ce conflit vont reprendre. Sommes-nous préparés pour y participer efficacement comme par le passé? Car il faut le rappeler, Oslo est parti de Tunis.