De l’art de se faire mal en faisant du FMI sans le FMI. Le choc est plus brutal et plus dur. Et la potion est plus amère, avec en prime une dégradation accrue de l’état de santé de l’économie nationale. Le bras de fer que nous avons engagé avec le principal financier de la planète n’aura pas été d’une grande utilité. On était à deux doigts de la ligne d’arrivée pour finaliser un accord qui nous aurait permis de soulager les finances publiques, d’élargir l’espace budgétaire, de déverrouiller le flux d’investissement et de dissiper nos craintes de la problématique de défaut de paiement. En soi, le montant de l’emprunt de 1.9 milliard de dollars sur quatre ans, qui devait couronner l’accord à des taux concessionnels, est somme toute assez modeste. Il ne pouvait, à lui tout seul, déplacer les montagnes des dettes accumulées tout au long des années « post-révolution » qui auront marqué au fer rouge l’économie nationale. Reste que la simple annonce de cet accord nous aurait ouvert toutes les bourses qui attendaient – ou exigeaient – ce signal, ultime issue de secours. Il y avait urgence à remettre le pays à flot, éviter l’effondre- ment de l’économie et préparer une sortie de crise par le haut.
Il n’en fut pas ainsi. Au dernier moment, les positions se sont figées de part et d’autre. Les deux parties n’avaient pas la même perception de la complexité des réformes, de leur gravité, de leur impopularité et, par conséquent, de leur coût social et des craintes de risque de déstabilisation. La restructuration-transformation des entreprises publiques et l’abandon accéléré des subventions sur les prix des carburants étaient pour ainsi dire les deux principaux points d’achoppement. Ni concession ni compromis d’un côté comme de l’autre pour dépasser des divergences de forme plus que de fond.
Se posait alors l’épineuse problématique de l’inévitable mobilisation des ressources extérieures. Situation d’autant plus inquiétante que le pays était sur la corde raide, privé de marges de manœuvre. Dos au mur, la Tunisie ne pouvait honorer ses engagements financiers et rembourser le service de la dette sans recourir à de nouveaux emprunts, alors qu’elle n’avait plus la confiance des marchés et des bailleurs de fonds. Pour autant, l’inflation de la dette, si décriée par ailleurs, constitue une sorte d’exutoire, un mal nécessaire pour ne pas compromettre pour toujours les chances d’une reprise de l’investissement, de la croissance et de l’emploi, aujourd’hui en berne.
L’intransigeance du FMI, qui sait par ailleurs et en d’autres lieux faire preuve de mansuétude, n’est pas de nature à infléchir l’attitude de l’exécutif tunisien, très sourcilleux de son indépendance et de sa souveraineté. Sa réaction ne s’est pas fait attendre.
L’intransigeance du FMI, qui sait par ailleurs et en d’autres lieux faire preuve de mansuétude, n’est pas de nature à infléchir l’attitude de l’exécutif tunisien, très sourcilleux de son indépendance et de sa souveraineté. Sa réaction ne s’est pas fait attendre. Pour toute réponse, le Président Kaïs Saïed brandit l’étendard du «compter sur nous-mêmes», sur nos propres capacités créatrices, alors que le pays est au creux de la vague, sans boussole ni cap précis. Attitude volontariste, chevaleresque et hautement patriotique, battue hélas en brèche par 12 ans de laisser-aller, d’errements coupables, de corruption aggravée et de mise en coupe réglée de l’économie nationale. Les fondamentaux, les principaux agrégats macroéconomiques sont abîmés et les moteurs de la croissance en panne quand ils ne sont pas à l’arrêt. La consommation, bridée par la perte du pouvoir d’achat, l’investissement et l’export sont à la traine. En retour, l’inflation, le chômage, les déficits jumeaux et l’endettement explosent, provoquant d’énormes dommages collatéraux.
Rattrapées par les difficultés en tout genre, les autorités sont contraintes de parer au plus pressé sans réus- sir forcément à éteindre tous les foyers de protestation et de colère que suscitent pénuries et files d’attente. C’est la face apparente d’un pays menacé de défaut, boudé par les marchés et les pays dits frères et alliés, pointé du doigt par les Agences de notation. De quoi exacerber les lois implacables du marché.
Que faire dans l’immédiat pour éviter le naufrage, sinon fermer le robinet des dépenses d’importations et pas que des seuls produits destinés à la production qui soulèvent moins de contestation ? C’est, d’une certaine manière, le serpent qui se mord la queue. On devine l’enchaînement inexorable qui se met en mouvement: pénurie-hausse des prix dont seraient coupables spéculateurs et fauteurs de troubles, comme si les difficultés financières du pays n’y étaient pour rien. L’essentiel est que l’honneur est sauf. Le Président Kaïs Saïed reste fidèle à sa rhétorique d’être à la fois l’architecte et le garant de l’État social, en dépit de la hausse des prix et de l’explosion de la dette. L’ennui est que le pays n’a pas les moyens d’une telle ambition. Le FMI se serait contenté de beaucoup moins que cela.
Il faut plus qu’un miracle – si tant est qu’il en existe – pour relever ce défi au milieu de la tourmente mondiale. L’économie nationale n’est pas en capacité d’assurer ses besoins de financement externes.
A ceci près qu’il se proposait d’adoucir la pilule grâce à l’octroi de facilités financières qui seraient relayées par les marchés, les organismes multilatéraux et les pays tiers. Le compter-sur-soi quand la machine est à l’arrêt, en panne de carburant, souvent victime d’un déraillement, relève d’un pari pour le moins risqué. Il faut plus qu’un miracle – si tant est qu’il en existe – pour relever ce défi au milieu de la tourmente mondiale. L’économie nationale n’est pas en capacité d’assurer ses besoins de financement externes. Le recours à la dette extérieure est incontournable. Pour preuve, nous avons emprunté en 2023 près de trois milliards de dollars – sur les quatre prévus – pour les besoins de l’économie et du budget de l’État. Le service de la dette équivaut au montant des recettes touristiques et des revenus des TRE. Plus grave encore, nous avons taillé à la machette dans les importations de matières premières et d’équipements au point d’inhiber les investissements. Comme si les lourdeurs administratives, le climat délétère des affaires, la hausse du loyer de l’argent, l’instabilité fiscale et l’hypertrophie de l’économie informelle n’y suffisaient pas. Le compter-sur-soi, c’est, à n’en pas douter, le point de ralliement de l’ensemble des forces vives de la nation. L’ennui, c’est qu’il manque de résonance à l’idée que la loi de finances 2024 prévoit un recours à l’emprunt extérieur de l’ordre de 16 milliards de dinars, soit près de 5 milliards de dollars, dont 3.2 milliards ne sont pas encore identifiés, c’est-à-dire de source inconnue jusque-là.
Moralité et c’est le principal enseignement : le coût des non-réformes est de loin beaucoup plus élevé et à terme plus impopulaire que le prix de ces mêmes réformes, du reste inévitables. Notre adversaire n’est pas le FMI, qui est dans son rôle, aussi partial soit-il.
Moralité et c’est le principal enseignement : le coût des non-réformes est de loin beaucoup plus élevé et à terme plus impopulaire que le prix de ces mêmes réformes, du reste inévitables. Notre adversaire n’est pas le FMI, qui est dans son rôle, aussi partial soit-il. Nos pires ennemis, ce sont la peur du changement, l’absence d’audace et d’engagement, les craintes réelles ou infondées que suscitent les réformes, certes impopulaires, mais vitales. Il y a moyen de vaincre nos appréhensions et nos réticences à force d’interpeller notre intelligence collective, d’expliquer et de clarifier le sens des réalités. Plutôt que de reporter sans cesse les échéances, au risque de rendre encore plus problématiques et plus coûteuses économiquement et socialement des réformes qui le sont beaucoup moins aujourd’hui, mieux vaut développer à cet effet une pédagogie de crise et d’effort. Et une ingénierie des réformes à même de si- tuer les véritables enjeux, définir les différentes étapes et mettre en harmonie méthode et discours, qui accélère l’engagement des uns et tempère les craintes des autres. On sait ce qu’il faut faire, mais beaucoup moins comment y parvenir. Tout est dans la démarche, dans la crédibilité des dirigeants et de notre foi dans l’avenir. Si l’on venait à manquer l’une ou l’autre de ces règles d’or, il y aurait fort à craindre que «le compter-sur-soi», pourtant d’une impérieuse nécessité, ne pourrait, sans nous réconcilier avec les maîtres de la planète financière, redresser une économie en état de choc, exsangue et sans réels leviers de croissance. 2023 devrait nous servir de leçon.
Cet édito est celui du Mag de l’Economiste Maghrébin n 881 du 8 au 22 novembre 2023