Expert en relations internationales et en géopolitique, Hédi Ben Abbes, universitaire, ancien secrétaire d’État chargé des Affaires de l’Amérique et de l’Asie, fera pour nous l’analyse de ce qui se passe actuellement à Gaza et ses conséquences en termes de géopolitique. Il reviendra aussi sur les polémiques autour de la criminalisation de la normalisation avec Israël ainsi que sur la prise de position tunisienne après le 7 octobre. Il a été aussi question, lors de cette interview, du rôle des médias, notamment occidentaux, dans la propagande de guerre. Une analyse objective et réaliste, avec un mot d’ordre : en relations internationales, il faut avoir les moyens de sa politique.
Le sujet fait polémique aujourd’hui. Que pensez-vous de la criminalisation de la normalisation avec Israël?
En préambule, nous devons admettre, tout en le déplorant, le fait que le monde n’a jamais été régi ni par le droit ni par les valeurs qu’on construit et déconstruit en fonction du seul principe immuable, à savoir les intérêts permanents des Etats et de ceux qui détiennent les leviers du pouvoir. Ceci étant dit, il faudrait placer le débat sur le plan du réalisme politique et des faits tangibles, même si cela ne nous satisfait pas, voire nous révolte.
Il y a un principe très simple en communication et en manipulation des masses qui consiste à détourner l’attention du public des vrais problèmes qui secouent la société à tous les niveaux, économique, social, institutionnel donc politique et sécuritaire, qui engagent les responsables politiques du pays et qui les amènent à agiter une espèce de chiffon rouge devant un taureau pour qu’il fonce dessus. Pour ce faire, il n’y a pas mieux comme technique de diversion que le fait de faire appel à l’émotion pour écarter tout recours à la raison et donc à la responsabilité.
Deuxièmement, la cause palestinienne est inscrite dans l’ADN de chaque Tunisien et nous sommes naturellement immunisés contre toute tentative de normalisation avec Israël soit parce que nous sommes motivés par un besoin de faire triompher le droit, soit par solidarité ethnique ou religieuse. Y a-t-il la moindre tentative de normalisation avec Israël pour qu’on éprouve le besoin de légiférer à ce sujet ? La réponse est non. Ce qui nous amène à dire que les enjeux de politique politicienne de bas étage chez ceux qui veulent prospérer sur les cadavres des Palestiniens sont indécents, inacceptables et condamnables.
Troisièmement et d’un point de vue juridique, pour qualifier une action quelconque de « crime », il faudrait que la définition soit d’une rigueur absolue pour pouvoir déterminer où commence la « normalisation » et où elle s’arrête. Or, la mondialisation économique et financière, les institutions multilatérales, les organisations civiles, les relations internationales sous toutes leurs formes rendent quasiment impossible l’encadrement juridique de cette « criminalisation » et engendrent de facto l’exclusion de la Tunisie de toutes ces instances, y compris les instances sportives.
Sur le plan diplomatique et au regard des rapports de forces qui régissent les affaires du monde, une telle loi ne peut qu’embarrasser tout le monde, à commencer par tous les pays arabes, y compris la Palestine dont une grande partie de sa population est engagée depuis les accords d’Oslo de 1993 dans un processus de « normalisation ». L’Union européenne, notre premier partenaire économique, les USA et le monde anglo-saxon dans son ensemble dont la Tunisie dépend sur les plans économique et sécuritaire ne resteraient pas sans réagir nocivement si une telle loi passait.
L’Etat d’Israël, que nous le voulions ou pas, est un membre des Nations unies et les Palestiniens eux-mêmes dans leur majorité traitent avec Israël Ès-qualités. Si nous voulons être plus royalistes que le roi, nous devons alors avoir les moyens de notre politique ou être prêts à consentir d’énormes sacrifices.
Sur le plan économique et financier, une telle loi, dont la portée réelle est insignifiante, risque d’engendrer des sanctions dont les conséquences seront dévastatrices pour notre économie déjà exsangue et sans ressources. Quant à notre sécurité physique, il faudrait informer les promoteurs popu- listes de cette loi – qui ignorent les règles rudimentaires des relations internationales – que notre sécurité dépend en partie de la coopération internationale, soit sous forme d’assistance technique, soit matérielle ou en échange d’informations. Un seul exemple suffit : sans les informations et l’intervention directe des Etats-Unis en 2016 pour contrer l’attaque de Daesh qui a duré du 7 au 10 mars, Ben Guerdane serait aujourd’hui une province salafiste avec tout ce qu’on peut imaginer comme guerre civile et exactions. J’attire l’attention de ces mêmes personnes sur le fait que des milliers de familles tunisiennes vivent du tourisme, que 7% environ de notre PIB en dépend et qu’en même temps, l’écrasante majorité des tour-opérateurs est entre les mains de la diaspora juive dans le monde, qui peut, du jour au lendemain, boycotter la destination Tunisie et plonger les 200 000 travailleurs et leurs familles dans la pauvreté. Sans parler des finances mondiales, des instances multilatérales qui feraient de la Tunisie une cible à la fois facile et utile.
Enfin, quelle finalité derrière une telle proposition ?
Quiconque aime la Tunisie doit avant tout avoir le souci de ses intérêts et ceux de sa population. Une telle loi risque d’importer le problème à l’intérieur de la Tunisie, à travers l’instrumentalisation de cette loi en vue de régler ses comptes avec ses adversaires politiques. Pour toutes ces raisons et bien d’autres, ce projet de loi est dangereux pour la Tunisie, inefficace et ne servirait en rien la cause palestinienne, bien au contraire. Il faudrait alors dire à ces parlementaires zélés que « quand la bêtise gouverne, l’intelligence est un délit » (De Monther-lant). Et là, nous y sommes vraiment.
Propos recueillis par Hédi Mechri et Mohamed Ali Ben Rejeb
Extrait de l’interview qui est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin n 881 du 8 au 22 novembre 2023