Au cours des dix dernières années, le secteur de l’énergie en Tunisie a été confronté à d’importants défis. L’une des préoccupations majeures a été la dépendance croissante vis-à-vis des importations de pétrole et de gaz, provoquant ainsi une détérioration de la balance commerciale et un accroissement du déficit financier de la STEG.
Un moment critique a été atteint cet été avec l’apparition de coupures de courant, car la STEG ne disposait ni des moyens techniques ni des ressources financières nécessaires pour répondre pleinement à la demande de pointe croissante.
En effet, la Tunisie a enregistré cet été un pic de consommation d’électricité sans précédent, dépassant de 3% celui de l’année dernière en raison de l’augmentation de l’utilisation de la climatisation. Cela a contraint la STEG à imposer des coupures de courant intermittentes dans certaines régions afin de soulager le réseau et d’éviter les pannes plus généralisées.
Et pourtant, le pays bénéficie de ressources énergétiques renouvelables abondantes et occupe une position stratégique entre l’Afrique et l’Europe, offrant ainsi la possibilité non seulement de satisfaire ses propres besoins énergétiques internes, mais également de devenir un centre majeur pour la production et l’exportation d’énergie durable.
De plus, le pays peut tirer parti de cette énergie verte pour attirer des investissements industriels durables et créer des opportunités d’emplois. Cependant, malgré des objectifs ambitieux depuis la mise en place du Plan solaire tunisien en 2016, les énergies renouvelables ne re- présentent actuellement que 2% de la production d’électricité. Il est impératif de prendre les mesures immédiates et coordonnées et de mobiliser les ressources nécessaires pour mettre en œuvre le plan gouvernemental et réaliser le potentiel en énergie renouvelable du pays tout en renforçant la sécurité énergétique à moyen terme.
La demande d’énergie en Tunisie a connu une augmentation moyenne de plus de 1% par an de 2010 à 2022, couvrant l’électricité, le gaz naturel, et les produits pétroliers principalement utilisés dans les transports. Pendant cette période, la production nationale de pétrole et de gaz a chuté de près de 4% par an. En conséquence, les importations d’énergie ont connu une croissance rapide, passant de 5% en 2010 à 50% en 2022, en tenant compte des redevances sur les exportations de gaz algérien vers l’Europe via la Tunisie comme faisant partie des ressources intérieures, et à 61% si elles en sont exclues.
Cela s’applique également au secteur de l’électricité, où le gaz naturel représente 97% de la production, dont 65% proviennent d’Algérie. En 2021, environ 87% des coûts d’exploitation de la STEG étaient attribuables aux achats de gaz. Le prix du gaz étant lié à celui du pétrole sur le marché international, il a connu une augmentation significative en raison de la guerre en Ukraine et de ses retombées.
De plus, la demande croissante en électricité contraint la STEG à investir dans la production, les réseaux de transport et de distribution. Néanmoins, malgré quelques modifications tarifaires apportées au cours des dernières années, les prix de l’électricité et du gaz pour les consommateurs restent en deçà du coût moyen de production. Le tarif moyen de l’électricité couvre environ 62% du coût total, tandis que celui du gaz naturel n’atteint que 46%. Les subventions publiques accordées à la STEG ont atteint 3,3 milliards de dinars tunisiens, soit plus de 3% du PIB en 2022, mais elles demeurent insuffisantes pour combler son déficit financier.
Les pertes financières de la STEG se sont aggravées par l’absence de discipline de paiement, avec 50% des clients du secteur public et 7% des clients privés ne respectant pas leurs obligations de paiement. De plus, la fraude, qui se traduit par une consommation d’énergie non facturée, est estimée à plus de 10% de la consommation totale.
Pour faire face à la hausse de la demande d’électricité, principalement liée à l’utilisation croissante de la climatisation pendant les mois d’été, la STEG est contrainte d’utiliser ses centrales à gaz les plus coûteuses, et d’importer du gaz supplémentaire à un prix plus élevé que celui du contrat à long terme.
De plus, elle doit importer des volumes crois- sants d’électricité de l’Algérie voisine. Cette combinaison entre la demande de pointe en constante augmentation et la rareté de l’électricité a conduit à une multiplication des coupures de courant, particulièrement pendant la période estivale.
Alors, que peuvent faire le gouvernement et la STEG pour résoudre cette situation et transformer le manque de production de pétrole et de gaz en une opportunité ? La première réponse réside dans les abondantes ressources en énergie solaire et éolienne de la Tunisie, avec un potentiel de production estimé à une capacité de 320 gigawatts (GW) par rapport à la demande de pointe actuelle d’environ 5 GW. Même en considérant que le solaire et l’éolien ne génèrent que 30% à 40% de leur capacité, il s’agit d’une ressource énorme.
Le gouvernement a pour objectif de porter la part des énergies renouvelables à 30% de la capacité de production électrique d’ici 2030, avec une bonne nouvelle : il n’a pas besoin d’utiliser ses ressources financières limitées pour investir dans des centrales solaires ou éoliennes. Le secteur privé est disposé à le faire et à vendre l’électricité à la STEG, qui bénéficiera d’une énergie propre moins coûteuse que celle actuellement produite à partir du gaz.
Cependant, pour que les investisseurs s’engagent en toute confiance, il est essentiel de garantir un paiement fiable pour leur production. De plus, il est nécessaire d’adopter des réglementations complémentaires dans la législation existante sur l’électricité pour faciliter les investissements du secteur privé sous les trois régimes existants pour les énergies renouvelables : concessions pour les grandes centrales, autorisations pour les petites installations et autoproduction par les entreprises industrielles.
Dans le cadre de chaque régime, les organismes gouvernementaux compétents doivent être mobilisés et coordonnés pour fournir les incitations et les approbations nécessaires pour les licences et les permis fonciers afin d’accélérer les investissements. Le succès du programme d’énergie renouvelable passe également par la création d’une autorité de régulation de l’électricité afin d’assurer un accès transparent et équitable au réseau.
Un autre facteur essentiel pour attirer les investissements privés dans les énergies renouvelables est la stabilisation financière de la STEG, à la fois en tant qu’acheteur d’électricité produite et en tant que développeur des réseaux de transport et de distribution d’électricité. Il est donc impératif que le gouvernement et la STEG établissent un accord de performance pluriannuel ambitieux, comprenant des éléments essentiels tels que la réduction de la fraude énergétique et l’amélioration de la discipline de paiement des factures, le respect du plan d’investissement dans le transport et la distribution pour répondre à la demande croissante, une gestion efficace des ressources internes, une stratégie d’ajustement progressif des tarifs tout en préservant des tarifs abordables pour les clients à revenu faible et moyen, ainsi qu’un programme d’efficacité énergétique pour les industries à forte intensité énergétique.
La lutte contre la fraude et le renforcement de la discipline en matière de paiement des factures nécessiteront la collaboration des forces de sécurité et des tribunaux, car cela impliquera la déconnexion des clients illégaux et des mauvais payeurs. En ce qui concerne les clients du secteur public, leurs factures STEG devraient être inscrites séparément dans le budget annuel pour garantir une priorité de paiement.
Le troisième volet de la modernisation du secteur énergétique concerne la connectivité énergétique avec l’Europe. Le projet d’interconnexion électrique Tunisie-Italie (Elmed), cofinancé par la STEG et l’opérateur italien Terna grâce à des subventions de l’Union européenne et à des prêts de la Banque mondiale et d’autres institutions financières internationales, établira une liaison sous-marine de 600 mégawatts entre la Tunisie et la Sicile. Cette interconnexion permettra un échange d’électricité bidirectionnel entre les deux rives de la Méditerranée et devrait être opérationnel d’ici 2028.
Elle renforcera la sécurité de l’approvisionnement énergétique en Tunisie, autorisant les importations depuis l’Europe en période de demande de pointe et lorsque cela s’avère économiquement avantageux. En outre, Elmed offre également une opportunité majeure à la Tunisie : intensifier la production d’énergies renouvelables et exporter les surplus vers l’Europe.
En négociant de cette manière, la Tunisie pourra réduire les coûts de production d’électricité, tandis que les deux parties bénéficieront de ces échanges. De plus, l’Algérie et la Libye voisines pourront également bénéficier des échanges d’électricité avec l’Europe via la Tunisie. Le développement à grande échelle des énergies renouvelables peut catalyser la croissance en Tunisie de plusieurs manières : premièrement, en réduisant les coûts énergétiques et en diminuant la nécessité de subventions ; deuxièmement, en rendant cette énergie verte et en minimisant la dépendance aux combustibles fossiles importés, contribuant ainsi à l’équilibre de la balance commerciale ; et troisièmement, en attirant des investissements directs étrangers dans la production industrielle et les exportations vertes, créant ainsi des emplois et des opportunités économiques.
Ces avantages, associés à la proximité de la Tunisie avec l’Europe, font de ce pays un choix attrayant pour les investissements industriels verts en vue d’exporter vers l’Europe et de progresser vers ses propres objectifs ambitieux en matière de décarbonisation. La Tunisie possède des ressources abondantes pour le développement des énergies renouvelables, en particulier dans le sud et le désert du pays, dotés de vastes étendues de terre offrant des conditions solaires et éoliennes idéales.
Outre la production d’électricité, ces ressources peuvent également être exploitées pour le dessalement de l’eau de mer, en réponse à la pénurie croissante d’eau, ainsi que pour la production d’hydrogène vert et de ses dérivés, tels que l’ammoniac et le méthanol, destinés à des utilisations industrielles locales et à l’exportation, générant ainsi des revenus supplémentaires. L’industrie des engrais, étant donné la position de la Tunisie en tant que grand producteur de phosphate, peut particulièrement bénéficier de cette transition.
Actuellement, la transformation du phosphate en engrais nécessite de l’ammoniac, généralement produit à partir de gaz naturel, ce qui entraîne des émissions de dioxyde de carbone. En utilisant de l’ammoniac vert, obtenu à partir d’hydrogène vert et d’azote, la Tunisie peut non seulement réduire son empreinte carbone, mais aussi produire et exporter des engrais verts à forte valeur ajoutée.
La Banque mondiale travaille en étroite collaboration avec le gouvernement tunisien pour intégrer pleinement la vision d’une transition énergétique verte au cœur de la transformation industrielle, sociale et économique du pays. La Tunisie est idéalement positionnée pour devenir un leader en matière d’investissements verts et une plateforme régionale pour le commerce d’énergie propre. En plus de créer un environne- ment légal et commercial propice à l’attraction des investisseurs, le gouverne- ment devrait se préparer en veillant à la mise en place de programmes éducatifs universitaires et professionnels adaptés pour former la nouvelle génération de jeunes et de travailleurs désireux d’intégrer les secteurs liés aux industries vertes.
Article de M. Moez Cherif, Economiste de l’énergie à la Banque Mondiale
Cet article est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin n 881 du 8 au 22 novembre 2023