La seconde chambre, dite des « régions » censée être plus représentative que la première, qui était née dans la difficulté, puisque seulement 10 % environ des inscrits sur les registres électoraux avaient pris la peine de se déplacer pour mettre leur bulletin dans l’urne, se trouve dès sa future naissance, le 24 décembre 2023 devant un défi : être plus représentative que la première, au moins en étant mieux élue. Or, rien ne prouve, jusqu’à maintenant qu’elle le sera. Les élections locales s’avèrent être un pari.
En effet, l’environnement politique général, aussi bien national qu’international, ne facilite pas le nécessaire engouement populaire que chaque scrutin réussi exige. Une sorte de léthargie et même un certain ras-le-bol de la chose politique, se sont emparés des citoyens tunisiens. Cet état de fait en lui-même devrait pousser les politologues tunisiens (s’il en existe) à essayer d’en comprendre et d’en analyser les raisons. Et cela indépendamment de la position politique qu’ils peuvent avoir, aussi bien des élections, que du système politique actuel. Il y a réellement matière à étudier.
Il faut noter que ce n’est pas la première fois que cela arrive, puisque hormis la parenthèse 2011-2019 que certains appelaient « transition démocratique », notre pays n’a pas depuis les élections de la première constituante, connu des véritables élections pluralistes. Et même les élections de la « transition » qui étaient pluralistes n’en étaient pas pour autant démocratiques. Il suffit pour cela de rappeler que la plus grande famille politique du pays qui étaient les destouriens en était exclue.
Un sénat populiste?
Il est admis historiquement que la seconde chambre, qu’on appelle le Sénat, est par essence conservatrice et est censée représenter les anciennes classes dirigeantes, chassées par des révolutions ou des coups d’Etat. Le cas de la Grande-Bretagne est un illustre exemple, puisque, cette chambre qui peut rejeter des lois votées par l’Assemblée nationale, n’est pas élue. C’est le roi ou la reine qui ont seuls le pouvoir de nommer ses membres qu’on appelle Lords et qui sont nommés à vie. C’est donc une serrure de sécurité, qui bloque les grands élans révolutionnaires ou réformistes, qui peuvent tenter les élus du peuple, dans l’assemblée élue.
En France, ce sont les grands électeurs qui nomment les sénateurs et après plus de trois siècles les choses n’ont pas changé. Aux USA, c’est aussi un grand filtre. Car, selon sa majorité, républicaine ou démocrate, le sénat représente un véritable contre-pouvoir, mais toujours contrôlé par deux partis politiques seulement.
Il est donc très rare, voire pratiquement inexistant, qu’un sénat soit représentatif des couches populaires et de toutes les localités administratives, allant jusqu’à la 3imada. La Tunisie va tenter de le faire dans des conditions politiques extrêmement spéciales et dans un climat politique extrêmement tendu. Il faut rappeler qu’elle a eu une seconde chambre du temps de Ben Ali, qui n’avait aucun pouvoir et était plutôt une caisse de résonnance pour le régime.
Il est clair que la création de cette chambre, prévue dans la troisième constitution, est une expérience qui n’a jamais eu d’égal dans aucun pays du monde; même pas en Libye, comme le disent certains. Légalement et constitutionnellement parlant, elle a un pouvoir de blocage assez important.
Officiellement les candidats peuvent appartenir à des partis politiques, mais les partis politiques n’ont officiellement pas de candidats. Comme pour les élections de la première chambre, les partis politiques ne feront pas campagne, mais leurs membres qui se présentent aux élections peuvent le faire.
L’expérience des dernières élections montre que le climat dans lequel se déroulera le scrutin sera morose et manquera certainement de vitalité. Car on ne s’opposera pas à coup de programmes nationaux qui engagent les partis. Mais ce seront des programmes locaux qui intéressent les seuls habitants des 3imada, et qui par conséquent ne peuvent intéresser l’ensemble des citoyens. D’où l’indifférence totale des citoyens.
D’ailleurs à presque un mois du scrutin, rien ne semble révéler qu’on s’approche d’élections d’une institution aussi cruciale pour le fonctionnement du système politique actuel. Seul le comité censé organiser les élections semble s’y intéresser.
Ce qui est encore plus significatif, c’est l’absence totale d’un vrai débat sur le rôle de cette institution. Cette fois-ci, même ceux qui appellent au boycott gardent le silence. Et pour cause, une grande partie de ces mouvements ou partis est occupée à défendre ses dirigeants, pour la plupart inculpés par la justice dans plusieurs affaires d’accusation de complot contre la sécurité de l’État, de terrorisme, de déclarations appelant à la guerre civile, etc.
Pourtant, dans d’autres contrées, les partis politiques dont les chefs sont en prison sont les plus actifs soit pour boycotter, soit pour soutenir des candidats, ou encore pour commenter et analyser la signification politique. Car, un vrai parti politique, ne change pas ses positions et sa stratégie de conquête de pouvoir par la voie légale, parce que ses principaux chefs sont en prison. Ce qui en soi, pose la question de la nature de ces partis, qui en général se réduisent à leurs chefs. Mais c’est un autre débat.
Alors, on attendra un peu, que les candidats dévoilent leurs programmes, même locaux, pour juger sur pièce.
Quant aux partis proches du Président de la République, qui sont censés monter au créneau pour donner de l’éclat et une visibilité au scrutin, et bien qu’ils aient accès à tous les médias, ils ne font que rendre plus terne ces élections. De toute évidence, l’expérience de la première chambre a montré qu’il ne suffit pas d’être un soutien à KS pour être élu par la base populaire qui le soutient. Ils sont d’ailleurs absents sur le terrain et ne comptent que quelques dizaines de militants, qui servent plus comme tremplin à leur chef que comme force politique qui pèse dans la balance. On ne peut même pas les qualifier de populistes, car le populisme draine les grandes masses et on ne peut pas dire que c’est leur cas.
Une chambre mosaïque?
Bien sûr, la chambre ne sera pas une mosaïque de partis politiques, puisque la majorité qui fait encore preuve d’existence ne participera pas. Mais une mosaïque socio-culturelle, puisque elle permettra l’émergence de leaders locaux et même pas régionaux, sans parler des nationaux. C’est d’ailleurs le but visé par les concepteurs de ce système pour concrétiser le slogan : « Le peuple désire ».
Cependant, jusqu’à l’heure actuelle, on n’a pas encore les chiffres pour juger de l’importance des candidatures, mais l’on peut déjà imaginer les profils. Ils constitueraient une mosaïque sociale, à dominante rurale. Et l’on peut prédire que les bourgeoisies locales seraient les premières victimes de ce mode de scrutin. Les traditionnels notables, présents jadis dans toutes les élections réfléchiront deux fois avant d’oser poser leur candidature. Car la 3imada comme base électorale n’est pas la région, d’où en général ils tirent leurs notabilités.
Le plus probable est que ce mode de scrutin profitera aux chefs des clans locaux, qui mettront en œuvre leur proximité et surtout les liens du sang. Les plus malins essayeront de se faire élire à l’échelle régionale pour garantir leur place à la chambre. En attendant les chiffres sur l’âge, le métier, le niveau scolaire, l’appartenance idéologique, même si elle ne sera pas révélée, il n’y a aucun doute que le côté populaire sera dominant; sans pour autant affirmer qu’il sera populiste. Car le populisme en général n’est populaire que pour un laps de temps, la réalité en général finira par l’atténuer.
L’on sait aussi que pour la première chambre, une majorité d’anciens destouriens, s’est fait élire sous différents drapeaux. Parions qu’il en sera de même cette fois-ci aussi.