Bienvenue dans les mondes parallèles. Il est désormais permis de ne pas voir ce que l’on voit, mais on peut se mettre à croire ce que l’on invente.
Intéressons-nous d’abord au pays virtuel dont la population est imprégnée de civisme et de valeurs citoyennes qui consistent à respecter et à faire respecter les lois et les règles en vigueur, mais aussi à avoir conscience de ses devoirs envers la société. De façon plus générale, c’est l’adoption dans la vie quotidienne et publique d’un comportement actif de citoyen respectueux de la loi, agissant pour que l’intérêt général prime sur les intérêts particuliers, portant une attention particulière, à la fois à l’égard des autres citoyens mais aussi à l’égard des bâtiments et lieux de l’espace public.
Seule une reconnaissance mutuelle et tolérante des individus entre eux permet une plus grande harmonie dans la société. C’est là le propre d’une communauté policée où la pacification des mœurs et le développement de la politesse sont intimement imbriqués, y compris dans la construction des rapports politiques et sociaux.
L’importance prise aujourd’hui par le transport des hommes et des biens dans la distribution des populations et les formes urbaines fait qu’en matière de conduite d’un véhicule, auto ou moto, on ne peut plus se limiter à l’application (toute relative) des fondamentaux du Code de la route : respecter les limitations de vitesse, être attentif aux conditions de sécurité, céder le passage aux intersections, donner la priorité aux piétons, éviter les stationnements anarchiques, s’assurer du bon fonctionnement des feux de croisement, etc., mais de veiller surtout à faire preuve d’une parfaite courtoisie et de respect en milieu urbain, une vertu qui, bien qu’essentielle, ne relève pas dans ce pays des principes obligatoires de la conduite d’un véhicule ni de la conduite tout court.
L’importance prise aujourd’hui par le transport des hommes et des biens dans la distribution des populations et les formes urbaines fait qu’en matière de conduite d’un véhicule, auto ou moto, on ne peut plus se limiter à l’application des fondamentaux du Code de la route
Retour maintenant au monde réel. Les têtes d’œufs de l’Observatoire de la sécurité routière, qui vivent continûment sur le même vivier de l’illusion mais aussi du formalisme, des normes codifiées, du schématisme du travail administratif qui n’est bon qu’à produire des lois et des règlements sans la prise en compte des données de terrain, se sont rappelés qu’il était grand temps de procéder à la mise en application du décret N° 510 daté de l’année 2021.
Aussi, à partir du 1er janvier 2024, tous les conducteurs de mobylettes et de motos de petite et de moyenne cylindrée doivent être munis d’un permis de conduire, de type AA. Toute infraction entraînera une application stricte de la loi (dont l’interprétation est à géométrie variable) : amendes forfaitaires, retrait de permis, confiscation de la moto voire des peines de prison.
C’est alors des tribunaux débordés, des prisons surpeuplées et des pères de famille privés de leur seul outil de déplacement pour assurer la survie de leurs familles. Il s’agit avant tout, dit-on, de réduire l’hécatombe des accidents de la route qui implique plus de 40% de motocyclistes.
Leurs conducteurs représentent 30% des morts dans des accidents impliquant d’autres véhicules, et 35% des blessés. Sauf qu’Être titulaire d’un permis de conduire une motocyclette de petite cylindrée, uniquement par l’acquisition/révision de connaissances de base du code de la route sans une bonne maîtrise des fondamentaux de la conduite, n’aura aucun effet sur ce bilan désastreux dans un pays où les deux-roues motorisées (de plus non astreintes au contrôle technique), les voitures individuelles, les taxis et mini-bus de transport collectif, les camions et bus de transport public cohabitent dans une forte densité et une criminelle gabegie.
Le mauvais état des routes, la mauvaise formation à la conduite, la forte corruption et la vétusté des véhicules sont associés à l’absence de mesures de prévention face aux principaux facteurs de risque que sont la conduite en état d’ivresse, le non-usage de la ceinture de sécurité ou du casque, les excès de vitesse et l’absence de protection des enfants.
Dans la majorité des cas, l’évolution rapide du phénomène des deux roues s’explique par la nécessité d’un substitut à la circulation automobile qui sature de plus en plus les centres-villes, à la défaillance du transport public, mais surtout par un souci d’économie.
Le mauvais état des routes, la mauvaise formation à la conduite, la forte corruption et la vétusté des véhicules sont associés à l’absence de mesures de prévention face aux principaux facteurs de risque que sont la conduite en état d’ivresse, le non-usage de la ceinture de sécurité ou du casque
Les motos qui circulent en Tunisie sont de trois types : il y a les neuves ou d’occasion, acquises dans les règles auprès d’un concessionnaire ou d’un propriétaire. Il y a ensuite, généralement, de grosses cylindrées, qui sont volées dans des pays d’Europe, désossées, réduites en pièces détachées et soigneusement emballées et expédiées en direction du Maroc et de la Tunisie où, moyennant des complicités diverses, elles rouleront avec des papiers en règle.
Enfin, il y a les mobylettes volées localement, qui seront entièrement déshabillées et où n’en demeure que leur fonction utilitaire : un cadre, des roues, un guidon, un moteur, des fils et des câbles métalliques. Destinées à un usage ludique, conduites, forcément sans assurance, le plus souvent par des mineurs écervelés n’ayant aucune notion du risque, elles sillonnent les rues en toute impunité, tracent leurs itinéraires plus ou moins réguliers, doublent à droite, se faufilent entre voitures et piétons en prenant leur aise sur les trottoirs, rythment le système de transport et la vie quotidienne des quartiers populaires et animent, en pétaradant, une circulation déjà suffisamment bruyante.
Avant de décider de compliquer la vie des usagers les plus faibles et les plus démunis, il aurait fallu commencer par replacer, dans son contexte spatial et social, l’importance grandissante prise par ce mode de transport de plus en plus intégré au mode de vie de larges franges de la population.
Pendant des décennies, l’absence d’une véritable politique d’aménagement a conduit à la substitution des relations ville-campagne par les relations de l’interurbain et du périurbain. Des mouvements incessants ont porté le tissu urbain de la capitale et des grandes villes du pays à une série d’éclatements par de nouvelles implantations d’activités et de populations. Autour d’un noyau central formé par le centre-ville et de sa banlieue, s’est constituée une première ceinture fortement urbanisée entourant directement la ville, suivie par une deuxième en expansion rapide à forte densité de population mais sans une structuration urbaine solide et sans effort d’aménagement. Un mouvement qui confèrera aux capitales le statut d’agglomération dévoreuse d’espace : métropole et mégapole.
Le résultat est un « Grand Tunis », un « Grand-Sousse ou Sfax » ; des espaces urbains de plus en plus disloqués, et de vastes zones d’urbanisation spontanée, exposant les façades en briques rouges de leurs chantiers de constructions inachevées qui viennent se greffer au premier et au deuxième noyau urbain bien au-delà de la banlieue.
Pendant des décennies, l’absence d’une véritable politique d’aménagement a conduit à la substitution des relations ville-campagne par les relations de l’interurbain et du périurbain.
Construits sans viabilisation ni infrastructure de base, ces nouveaux quartiers d’habitations ne sauraient répondre au besoin de la mobilité quotidienne des différents membres d’une famille ni à l’accessibilité de manière régulière aux différents moyens de transport : taxis collectifs, privés et bus.
Alors que dans les pays avancés le processus d’urbanisation s’est étalé sur plus d’un siècle et a ainsi permis que se mettent progressivement en place les équipements socio-collectifs, les infrastructures de communication et les offres de transport, ce processus s’est construit dans les pays sous-développés sur un laps de temps très court et à un rythme brutal du fait des pratiques foncières privées n’impliquant pas l’Etat. Rues non goudronnées, pistes défoncées ou inondées et longues distances à parcourir pour atteindre la route principale desservie par les moyens de transport public ou privés, accentuent la dépendance à l’automobile et surtout à la moto devenue un véhicule à usage familial par des ménages à revenu bas. Dans ces quartiers, les gens ne vont pas où ils veulent mais en fonction de ce qui leur est imposé davantage que de ce qu’ils désirent. Les itinéraires sont les mêmes alors que la ville est quatre fois plus grande.
Face aux contraintes et résistances que lui oppose le concret, le père est forcé, dans la plupart des cas, d’assurer une accessibilité égale pour tous les déplacements des membres de sa famille : déposer ses enfants à l’école et sa femme à la fabrique ou au domicile de ses employeurs. Dans de tels cas, la moto, à faible cylindrée, prévue pour deux personnes avec port de casque obligatoire, devient alors un service de remplacement privé bien que trop coûteux (consommation excessive de carburants, prix des pièces et des véhicules importés), et trop dangereux pour les usagers en surnombre pour être une alternative à la faillite des transports collectifs.
Symbole d’un système chaotique et déréglementé, le véhicule « familial », roulant en totale infraction aux règles élémentaires de la circulation, bénéficiera du laisser-faire des pouvoirs publics et de la tolérance des représentants des forces de l’ordre conscients que c’est la seule alternative à la faillite des transports collectifs. Or, il suffit d’une défaillance fonctionnelle, d’un malaise frappant le conducteur, ou d’une voiture qui leur coupe la route pour qu’une famille entière soit anéantie.
L’accident ira rejoindre la rubrique des faits divers. Le problème c’est que le fait divers se raconte mais n’appelle pas forcément de prise de position ni de conclusions à rattacher au climat général dans la société.