« Mais, à part ça, Madame la Marquise, tout va très bien ». Pour ceux qui ne connaissent pas le refrain de cette chanson interprétée par Ray Ventura, c’est un dialogue entre une vieille marquise et son valet. Ce dernier relate sur un mode hyperbolique une série d’événements dramatiques, de la mort de la jument grise au suicide du marquis, chaque nouvelle catastrophe étant ponctuée de ce refrain.
L’état de la Tunisie, en cette fin d’année 2023, fait inévitablement songer à cette chanson, qui fut souvent utilisée pour décrire la situation en Europe dans les années 1935-1939, ce qui n’est guère rassurant. Comme en Europe en ces années d’avant le crash de 39, les finances du pays sont on ne peut plus critiques. Les dettes s’accumulent à n’en plus finir et un défaut de paiement reste toujours du domaine du possible, même si certains de nos économistes, des experts de surcroît, nous rassurent sur le sujet et nous disent qu’on peut toujours éviter un défaut de paiement.
Mais qu’à cela ne tienne. Pour le reste, Madame la Marquise, tout va très bien. Tout va bien, abstraction faite de cette pénurie persistante des denrées les plus élémentaires. Encore une fois, le pain se fait rare, le lait est introuvable, et ne parlons pas du riz, du café… et la liste est encore longue. L’image nous rappelle la misère des années trente en Europe. Elle était en noir et blanc, l’image, cela va sans dire. Un siècle après, chez nous, elle est en couleurs, autant qu’on nous fait voir de toutes les couleurs.
Pourtant, on nous avait promis, quelques mois auparavant, lorsqu’on a vécu le même problème, que cela ne se répétera plus jamais. Qu’on avait frappé fort ces requins qui monopolisaient le marché. On les aurait même mis en prison. Et pour cause, ils voulaient torpiller la tranquillité sociale dans le but, inavoué, de comploter contre l’Etat. A moins qu’on ne les ait pas tous arrêtés, le problème, du moment qu’il persiste, serait donc ailleurs. Des mauvaises langues diront que c’est un problème structurel; plus encore, un problème de trésorerie conjugué à de la mauvaise gestion. La totale quoi.
Mais qu’à cela ne tienne. Pour le reste, Madame la Marquise, tout va très bien. Tout va très bien, à moins de rappeler que les réserves d’eau dans nos barrages dépassent de peu les 20%. Le message est simple : dans tous les cas de figure, le pays va avoir soif, en particulier dans les agglomérations urbaines tentaculaires qui pompent, au propre et au figuré, les ressources de l’agriculture. Déjà que le monde rural se dépeuple inexorablement, le manque d’eau augure d’une saison agricole difficile. En termes clairs et sans prendre des gants, on n’est pas vraiment loin de la catastrophe. En attendant, il faut espérer, et prier, pour qu’il pleuve pour pouvoir tenir le coup. Tenir le coup, le temps de mettre à exécution des projets urgents, qu’on nous a déjà promis, et sans lesquels rien n’est vraiment envisageable.
On dira que la confiance va mettre un certain temps, un temps très certain, pour s’instaurer. Les lois existent, le passe-droit aussi. Pour les histoires d’eau comme pour beaucoup d’autres histoires, l’illusion est donnée par le vote de lois et de règlements qui remplacent l’application de ces mêmes lois. La paix civile est, dit-on, à ce prix, ce qui la met hors de prix.
Mais qu’à cela ne tienne. Pour le reste, Madame la Marquise, tout va très bien. Et comme on dit chez nous : « La vieille est emportée par l’oued et elle dit que la récolte sera bonne ». A bon entendeur…
Le mot de la fin qui est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin n882 du 22 novembre au 6 décembre 2023