Comme pour tout homme politique qui marque positivement ou négativement son temps, la mort de l’ancien secrétaire d’Etat américain Henry Kissinger, mercredi 27 novembre à l’âge de 100 ans, a provoqué des réactions fortement contradictoires. Pour ses admirateurs, l’Amérique a perdu « un génie politique et un stratège hors-pair »; pour ses détracteurs, « le monde s’est débarrassé enfin de l’un des pires criminels de guerre de l’histoire moderne. »
Les deux plus grands journaux américains, le Washington Post et le New York Times, qui, soit dit en passant, ont soutenu toutes les guerres d’agression américaines, ont, sans surprise, encensé leur idole disparue. Le journal washingtonien titrait ainsi un article laudateur : « Henry Kissinger décède à 100 ans. Cet homme d’Etat et érudit de renom avait un pouvoir sans précédent sur la politique étrangère. »
Quant au journal new yorkais, il décrivait le disparu comme « un érudit devenu diplomate qui a organisé l’ouverture des Etats-Unis à la Chine, négocié leur sortie du Vietnam et géré avec ruse et intelligence les relations de la puissance américaine avec l’Union soviétique. »
Pratiquement, aucun organe du Mainstream media outre Atlantique n’a jugé nécessaire d’évoquer, ne serait-ce que par allusion, la responsabilité de l’ancien Secrétaire d’Etat de Richard Nixon dans les massacres massifs perpétrés en Asie du Sud-Est, en particulier au Vietnam entre la fin des années 1960 et le milieu des années 1970. Sachant que le gros de ces massacres a été perpétré quand Richard Nixon occupait la Maison Blanche et Henry Kissinger occupait le poste d’architecte en chef de la politique étrangère et sécuritaire américaine.
On reste pantois quand on lit dans le New York Times que « Kissinger a négocié la sortie des Etats-Unis du Vietnam » ! Il n’a rien négocié du tout. Par la violente politique de fuite en avant dont il avait convaincu Nixon, Kissinger était le principal responsable de l’embourbement de l’armée américaine au Vietnam. Et sa sortie ne fut pas « négociée », mais avait pris la forme d’une fuite dans la confusion et la honte le jour de la chute de Saigon le 30 avril 1975, laissant derrière elles des millions de victimes et des dévastations sans précédent dans l’histoire du Sud-Est asiatique
Dans leurs articles ou programmes relatifs au décès de Kissinger, aucun organe du Mainstream media américain n’a jugé utile d’exposer à ses lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs les chiffres hallucinants des pertes humaines auxquels sont arrivés les chercheurs de la Harvard Medical School et de l’Université de Washington.
Selon l’historien et essayiste américain Nick Turse qui cite ces travaux de recherche : « Sans compter ceux qui avaient péri à cause de la maladie, de la faim ou du manque de soins médicaux, au moins 3,8 millions de Vietnamiens étaient morts violemment et 5,3 millions blessés pendant les années de guerre. 11,7 millions de Vietnamiens étaient forcés de quitter leurs foyers et transformés en réfugiés. 4,8 millions aspergés d’herbicides toxiques comme l’Agent Orange. 800 000 à 1,3 million d’orphelins de guerre et 1 million de veuves de guerre. Durant ses années au département d’Etat, Kissinger était responsable des politiques qui ont coûté la vie à au moins trois millions de personnes. »
Mais les méfaits de Henry Kissinger ne se limitaient pas au Vietnam, au Cambodge et au Laos. Il avait joué un rôle crucial dans le coup d’Etat du 11 septembre 1973 au Chili qui avait renversé le gouvernement démocratiquement élu de Salvador Allende, ayant abouti à 17 années de dictature sanglante d’Augusto Pinochet, où les meurtres et les tortures étaient systématiques.
Après la démission forcée de Nixon suite au scandale du Watergate, Kissinger garda son poste de secrétaire d’Etat sous la présidence de Gerald Ford. Les machinations meurtrières se sont poursuivies dans de nombreux endroits du monde, notamment au Timor oriental, dans l’archipel indonésien.
« Sous l’impulsion de Kissinger, les Etats-Unis ont donné leur feu vert à l’invasion indonésienne du Timor oriental en 1975, qui a marqué le début d’une occupation brutale de 24 ans par la dictature de Suharto ». C’est ce qu’on peut lire dans un rapport de l’organisation de défense des droits humains ETAN (East Timor Action Network) basée à Washington.
A voir le nombre effarant de victimes entre morts, blessés, torturés et déplacés au Vietnam, au Cambodge, au Laos, au Bangladesh, au Timor oriental, au Chili, en Argentine et ailleurs où la responsabilité de Kissinger est établie, il est légitime de se demander pourquoi, malgré sa très longue vie, l’ancien secrétaire d’Etat de Nixon n’a jamais été vu sur le banc des accusés de la Cour de Lahaye? Celle-ci avait pourtant vu défiler devant ses juges des criminels de guerre de bien moindre importance et gravité que Henry Kissinger…